La Société Française d’Ecologie (SFE) vous propose le regard de de Alexandre Robert sur les petites populations.

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Petites populations et vortex d’extinction

Alexandre Robert

Chercheur au Muséum National d’Histoire Naturelle, CERSP, UMR 7204

Fichier PDF )

Regard R9, édité par Anne Teyssèdre

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Mots clés : Extinctions, populations, mécanismes, génétique, dynamique, hasard, mutations, vortex d’extinction.

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L’étude des causes qui mènent les espèces vivantes à la rareté ou à l’extinction sont au centre des sciences de la conservation. Une des plus célèbres classifications des causes de raréfaction des espèces est celle proposée par le biologiste J. Diamond, qui définit quatre causes majeures de déclin des espèces : la modification des habitats, la surexploitation, l’introduction d’espèces exogènes dans les écosystèmes, et enfin la perturbation des réseaux écologiques (où par exemple, la disparition d’une proie va affecter la survie de son prédateur) (Diamond 1989). Cette classification déjà ancienne reste d’actualité dans la mesure où elle regroupe l’essentiel des causes de déclin directes ou indirectes d’origine humaine, et notamment le changement climatique qui est une cause majeure de modification des habitats. Mais suffit-il de connaître les causes de déclin des espèces pour pouvoir les protéger ? Que se passe-t-il entre le déclin et l’extinction d’une espèce ?

© Alexandre Robert

L’écologie et la génétique nous enseignent que lorsqu’une population devient petite, un certain nombre de processus démographiques, génétiques, physiologiques ou comportementaux se trouvent perturbés. La constitution de groupes suffisamment grands ou denses est en effet un moyen d’assurer les interactions entre individus nécessaires à la reproduction, de rendre l’environnement physico-chimique plus favorable (en acidifiant les sols, en régulant la température…), de chasser plus efficacement ou au contraire d’échapper aux prédateurs. On observe ainsi chez de nombreuses espèces que les petites populations ne sont pas capables de croître aussi rapidement que les grandes, ou que leur croissance est extrêmement variable dans le temps. L’objet de cet article est d’expliquer et d’illustrer certains de ces phénomènes. On se concentrera sur les mécanismes démographiques et génétiques qui sont les plus universaux, et dont les effets et leurs interactions contribuent largement à ce que l’on nomme le vortex d’extinction.

L’incertitude démographique

La démographie est une discipline qui s’intéresse à l’abondance des populations et à la répartition des individus selon des classes d’âge, de sexe, etc. Dans un environnement donné, une population est caractérisée par ses taux de natalité, mortalité et dispersion, qui déterminent la dynamique globale et moyenne de la population (stabilité, croissance,…). Mais si l’on regarde les phénomènes démographiques à l’échelle individuelle, on s’aperçoit que tous les individus n’ont pas le même destin. Certains meurent vieux, d’autres jeunes. Certains laissent beaucoup de descendants, d’autres aucun. Ces différences sont dues au fait que les individus d’une population diffèrent les uns des autres dans leur capacité à se reproduire, survivre, et au fait que, même pour des individus ayant tous le même potentiel, le destin de chacun (mort, reproduction…) est considéré comme un événement aléatoire. Le hasard n’est pas vu ici comme un mécanisme biologique ayant une existence propre, mais comme la résultante de l’imprédictibilité de certains phénomènes pour nous, observateurs.

Prenons l’exemple fictif d’une plante hermaphrodite annuelle, pollinisée par des abeilles et dont les graines sont dispersées – et consommées ! – par des passereaux. Chaque année, quand les conditions environnementales sont favorables, chaque individu est fécondé et produit une centaine de graines dont en moyenne cinq germent et 1,3 survivent jusqu’à l’âge adulte, avant de se reproduire à leur tour et mourir. Dans le cadre d’une grande population, ces taux moyens de germination et de survie sont suffisants pour assurer la croissance de la population, qui peut d’ailleurs être facilement estimée (de la même façon que nous pouvons approximer le résultat d’un grand nombre de lancers de pièce « pile ou face »).

En revanche, dans le cadre d’une petite population (voire quelques individus), la dynamique globale va dépendre d’un très faible nombre d’événements de germination et de mortalité ; il est alors possible que la population dévie fortement de son comportement moyen attendu. Ceci a deux conséquences majeures. La première, c’est que nous ne sommes plus capables de prédire correctement sa dynamique. Bien que l’échec à la germination et la mortalité aient des causes réelles (micro habitat défavorable, hasard des pollinisations, prédation, …), ils demeurent pour nous imprédictibles à l’échelle individuelle (tout comme l’est un seul lancer de pièce). La deuxième, c’est que la population peut s’éteindre. Même si la taille de population n’a aucune influence sur les taux démographiques, et même si la population a en moyenne la potentialité de croître, le risque d’extinction (c’est-à-dire le risque qu’aucun individu n’atteigne l’âge adulte) est plus élevé dans une petite que dans une grande population.

 

Les mécanismes de détérioration génétique

Les caractéristiques des espèces menacées (petites populations, souvent fragmentées), sont favorables à l’apparition de problèmes génétiques, dont les principaux sont décrits ci-dessous.

 

© Anne Teyssèdre

La dépression de consanguinité. La consanguinité d’une population résulte de l’accouplement d’individus qui se ressemblent génétiquement (par exemple, provenant de la même famille). Chez de nombreuses espèces, de tels croisements consanguins sont rares tant que l’effectif de la population (i.e. le nombre d’individus) est grand. Mais lorsque l’effectif diminue, la population devient génétiquement homogène et les croisements consanguins entrainent l’expression de mutations défavorables qui affectent la survie ou la fécondité des individus.

La fonte mutationnelle. Dans les grandes populations, les mutations désavantageuses qui se produisent en permanence et se transmettent sont éliminées par le processus de sélection naturelle. Dans les petites populations, ce processus de sélection n’est plus aussi efficace et aboutit à l’accumulation de mutations délétères, qui peu à peu, vont réduire la capacité de la population à croitre.

La perte de potentiel évolutif. Sur le long terme, l’environnement des espèces est fluctuant, pour des raisons astronomiques, climatiques, géologiques, biotiques et, de plus en plus souvent, anthropiques. Pour s’adapter à ces changements perpétuels, les espèces peuvent puiser dans la diversité de leur patrimoine génétique. Lorsque la taille d’une population diminue, cette diversité diminue, ainsi que la capacité à s’adapter à d’éventuels changements environnementaux.

Contrairement aux phénomènes démographiques évoqués plus haut, ces processus peuvent avoir des conséquences durables, voire irréversibles, même lorsque les populations ne sont réduites que de façon temporaire (on parle alors de goulot d’étranglement), comme dans le cas des espèces qui ont été fortement exploitées ou persécutées, avant d’être protégées légalement. Le bison américain a par exemple vu sa population fondre de plus de 60 millions à 750 individus à la fin du 19ème siècle. Depuis il est protégé et compte désormais plusieurs centaines de milliers d’individus.

On sait que lorsqu’une population isolée présente des problèmes de détérioration génétique, , l’arrivée de nouveaux individus extérieurs à la population peut avoir des effets bénéfiques spectaculaires. Mais lorsque la population menacée comporte les derniers représentants de l’espèce, la restauration de la variation génétique perdue nécessiterait que la population se maintienne à un effectif élevé pendant de nombreuses générations, ce qui est généralement impossible. Ainsi, les goulots d’étranglement sont des phénomènes qui peuvent être démographiquement réversibles, mais génétiquement irréversibles.

Un vortex d’extinction

Le terme « vortex d’extinction », que l’on doit à M. Gilpin et M. Soulé (Gilpin & Soulé 1986), fait référence aux rétroactions positives (renforcement mutuel entre différents processus) qui peuvent intervenir lorsque les populations déclinent, par exemple, du fait de l’altération de leur habitat. Ces processus peuvent avoir diverses origines – démographique, physiologique, comportementale… -, mais on va ici se focaliser sur l’interaction démographie-génétique, formalisée par le généticien M. Lynch et ses collaborateurs (Lynch et al. 1995).

Le mécanisme est simple. Une population isolée, de petite taille, accumule progressivement des mutations désavantageuses – c’est la fonte mutationnelle. Chacune de ces mutations peut réduire par exemple la fécondité des femelles, mais sans influer sur la taille de la population, qui reste constante (il s’agit de la taille imposée, par exemple, par le nombre de sites de reproduction disponibles).

Lorsque le nombre de mutations désavantageuses devient trop grand, la fécondité moyenne devient trop faible pour compenser la mortalité naturelle, et la population se met à décliner. Nous entrons dans le vortex d’extinction, où les problèmes génétiques (mutations désavantageuses) et démographiques (taille trop faible et déclinante) s’amplifient mutuellement. A mesure que la taille diminue, les problèmes génétiques deviennent plus aigus (accumulation encore plus rapide de mutations), ce qui fait diminuer la taille de population encore plus rapidement et amplifie les problèmes liés à l’incertitude démographique (déséquilibre dans le sex-ratio, etc. voir schéma 1). Ce vortex conduit théoriquement à l’extinction de la population.

 

Conclusion

Le vortex d’extinction des petites populations nous enseigne que celles-ci ne sont pas simplement des modèles réduits de grandes populations. Dans une petite population, même lorsqu’aucun processus biologique n’est affecté à l’échelle individuelle (comme dans le cas de l’incertitude démographique), le risque d’extinction augmente intrinsèquement par rapport à une grande population. A ces phénomènes aléatoires s’ajoutent de nombreux mécanismes qui affectent les petites populations à l’échelle individuelle et populationnelle, tels que les problèmes génétiques et les effets Allee (Courchamp et al. 1999). L’ensemble de ces phénomènes sont susceptibles de s’amplifier mutuellement dans un vortex d’extinction.

Il est évident que si les facteurs humains associés au déclin des espèces – tels ceux qui entrent dans la classification de Diamond – ne sont pas écartés, l’étude du vortex d’extinction ne sert à rien. Mais, à l’inverse, même lorsque les causes ultimes de déclin sont écartées, les problèmes associés aux faibles effectifs sont susceptibles de persister durablement. L’écologie évolutive nous fournit des outils pour atténuer les effets délétères de ces phénomènes lorsqu’ils affectent des populations locales (par exemple en transférant des individus extérieurs vers les populations les plus menacées) mais elle nous enseigne également que ces effets sont virtuellement irréversibles lorsqu’ils affectent une espèce dans son ensemble. Le maintien des espèces à des effectifs suffisamment importants reste donc une des solutions à adopter pour éviter qu’elles n’entrent dans le vortex.

Bibliographie

Diamond J. (1989) Overview of recent extinctions. In: Conservation for the Twenty-First Century (eds D.Western and M. C.Pearl), pp. 3741. Oxford University Press, New York.

Gilpin ME, Soulé ME (1986). « Minimum Viable Populations: Processes of Species Extinction ». In M. E. Soulé. Conservation Biology: The Science of Scarcity and Diversity. Sinauer, Sunderland, Mass. pp. 19–34.

Lynch, M., J. Conery, and R. Bürger. 1995. Mutational meltdowns in sexual populations. Evolution 49:1067–1080.

Courchamp, F., T. Clutton-Brock, and B. Grenfell. 1999. Inverse density dependence and the Allee effect. Trends in Ecology and Evolution 14:405–410.

 

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