La Société Française d’Ecologie (SFE) vous propose cette semaine le « regard » de Loic Fel et Joanne Clavel, respectivement philosophe et chercheuse en écologie, sur les éco-artistes.

Ce “regard sur la biodiversité” n°53 sera également publié par la revue Plastik, partenaire thématique de la SFE pour ce projet, dans son prochain numéro ‘Art et Biodiversité: un art durable?‘ à paraître en février-mars 2014.

MERCI DE PARTICIPER à ces regards et débats sur la biodiversité en postant vos commentaires et questions sur les forums de discussion qui suivent les articles; les auteurs vous répondront.

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Regard sur les éco-artistes

Loïc Fel(1) et Joanne Clavel(2)

(1) Docteur en philosophie de l’Université Paris 1, Responsable du développement durable en entreprise, co-fondateur de la COALition pour l’art et le développement durable. Email: loic@projetcoal.fr

(2) Post-doctorante en Sciences de la conservation à UC-Berkeley. Directrice artistique du collectif Natural Movement à Paris.
Email: joanne.clavel@gmail.com

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Mots clés : Art, artistes, écologie, médiation culturelle, communication, relation Homme-Nature,
préservation de la biodiversité, développement durable, lien social, ingénierie du vivant, régulation sociale.

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Introduction

Face à la crise écologique sans précédent que nous traversons, incitant des scientifiques à donner à cette courte époque une portée géologique avec la notion d’Anthropocène(1), les artistes ne peuvent rester indifférents. Loin des galeries et du marché de l’art pour l’art, loin de l’artiste-auteur, figure de génie qui prévaut depuis des décennies, confinant l’art à un milieu socialement déterminé et se distinguant de la culture populaire, certains redeviennent partie prenante de la société, remettant la pratique de l’art au centre des préoccupations quotidiennes.

Ces artistes ne sont pas seulement des producteurs de représentations. Ils imaginent plutôt des dispositifs de médiation qui interviennent activement dans l’espace public parfois au-delà du champ de l’art, que ce soit en mobilisant des citoyens autour d’un programme agricole urbain partagé, comme l’a fait Thierry Boutonnier à Lyon pour la réhabilitation du quartier du Grand Mermoz; ou encore une économie solidaire locale avec un système de troc de déchets (recyclage) contre nourriture (potager), tel le projet Pedogenesis proposé par Andrea Caretto et Raffaella Spagna à Turin en Italie (cf. photo ci-dessous); que ce soit en imaginant des dispositifs publics de collecte des eaux de pluie, comme Topique Eau d’Isabelle Daëron (cf. fig.2); ou qu’il s’agisse de construire un village au confort moderne en utilisant seulement des matériaux trouvés sur place, comme le proposent les architectures transitoires de Laurent Tixador …

Figure 1 : Projet Pedogenesis de Andrea Caretto & Raffaella Spagna à Turin, Italie. http://www.esculenta.org/ortoarca.htm

Figure 1 : Projet Pedogenesis de Andrea Caretto et Raffaella Spagna à Turin, Italie.
Pour en savoir plus sur ce projet (en italien) : http://www.esculenta.org/ortoarca.htm

Il nous apparaît nécessaire de s’interroger sur l’ensemble du dispositif de médiation (technique, social, politique, artistique) par lequel ces projets prennent sens, et dans ce texte nous partons de leurs créateurs : les éco-artistes.

(1) L’action de l’espèce humaine sur son environnement est devenue la pression dominante de la planète et son impact engendre de telles modifications qu’elles menacent les grands équilibres de la planète. D’où la proposition par certains scientifiques de définir une nouvelle aire géologique, l’Anthropocène (cf. les regards n°10, 30 et 40).

Motivation des éco-artistes

Tout d’abord, quelles sont les motivations qui animent ces artistes ?

Les artistes s’engagent parce que les phénomènes écologiques en cours se déroulent à une échelle spatiale et temporelle qui dépasse nos perceptions. Ainsi il est extrêmement difficile, voire illusoire, de proposer une « représentation » des changements climatiques, seules des illustrations particulières et souvent catastrophiques de ses conséquences pouvant être conçues (2). En effet, comme l’explique Timothy Morton (2013), ces phénomènes systémiques sont des « hyperobjets », c.-à-d. des objets aux multiples dimensions : nous ne pouvons les réduire à un objet circonscrit à l’échelle de nos représentations, pour en restituer un « percept » [une image] unique et globalisant. Alors, les artistes qui se saisissent de ce sujet préfèrent proposer des actions qui interviennent sur les causes du changement climatique, directement reliées aux pratiques individuelles et collectives quotidiennes de nos sociétés occidentales.

Ils le font parce que, face à la complexité de l’approche systémique, ils peuvent être porteurs d’esprit d’innovation dans une démarche prospective. L’intuition créative permet de tenter des choses de l’ordre du design social et technologique qu’une approche d’ingénierie seule ne ferait pas, celle-ci étant soumise à l’obligation de résultat, à des contraintes d’intérêts économiques particuliers ou des contraintes industrielles.

Ils le font parce qu’ils sont perçus par les acteurs du secteur culturel comme les seuls tiers capables d’endosser le rôle de médiateurs dans la conduite de projets (Clavel 2011, Clavel 2012) (3). [Le médiateur, que ce soit dans des contextes juridiques, politiques ou culturels, peut être défini comme celui qui endosse le rôle de tiers dans un dispositif interactif, en produisant du lien.] Comme l’explique l’étude qualitative menée par COAL (COALition pour l’art et le développement durable) auprès d’une centaine de centre d’art internationaux en 2011, n’étant ni un acteur public soumis à réélection, ni une entreprise privée vendant des produits, ni une ONG défendant une idéologie, et n’ayant qu’un intérêt économique limité, l’artiste est un intermédiaire perçu comme légitime par toutes ces parties prenantes. Il réussit à catalyser les énergies autour de lui, tandis que tout autre acteur susciterait plus de suspicions sur ses motivations.

Ils le font parce qu’ils s’engagent pour la planète et le devenir des futures générations. Bien au fait des productions scientifiques sur les conséquences des changements globaux dues aux activités humaines, atterrés par l’attentisme politique, ils décident de communiquer sur les transformations sociétales nécessaires au développement d’une nouvelle aire écologique. Transformations qu’ils identifient, au vu du public visé, comme passant d’abord par une action citoyenne collective(4).

(2) et (3) : Ces deux affirmations sont discutées dans le forum-débat qui suit (note de l’éditrice).

(4) En ce sens les éco-artistes jouent un rôle complémentaire à celui des scientifiques qui s’intéressent principalement aux politiques internationales (IPBES). On peut qualifier l’approche des artistes de communication « bottom-up » (de la base vers le haut) et celle des scientifiques de communication « top-down » (du sommet vers la base).

Figure 2 : Prototype du projet Topique-Eau d’Isabelle Daëron, installé au parc Montsouris  Paris.   Pour en savoir plus sur ce projet:  http://www.isabelledaeron.com/files/descriptif-topiques-fr.pdf

Figure 2 : Prototype du projet Topique-Eau d’Isabelle Daëron, installé au parc Montsouris, Paris.
Pour en savoir plus sur ce projet: http://www.isabelledaeron.com/files/descriptif-topiques-fr.pdf

Cependant, sous couvert d’être les porte-paroles désintéressés de la planète, ne seraient-ils pas finalement en train d’édicter leurs propres règles, lois et valeurs outrepassant la frontière qui séparait le savant et le politique ? Est-ce que l’artiste, comme un politique non affiché, ne montre pas les préludes d’une nouvelle « ingénierie sociale » cumulant entre les mêmes mains la conception d’une approche sensible du monde et l’édiction d’actions parfois collectives ? Cette nouvelle dimension active de son métier peut parfois donner une nouvelle dimension à la figure démiurgique de l’artiste, ce qui n’est pas sans danger. Alors se manifeste une nouvelle régulation sociale de l’art contemporain.

Comment l’artiste devient médiateur de projet

Dans la plupart des cas, lorsque l’artiste s’investit sur les questions d’écologie et de développement durable, il se propose comme un acteur du territoire et une partie prenante d’actions collectives. C’est ce que montre notamment les 800 projets d’artistes issus du monde entier reçus en candidature pour les quatre éditions du prix COAL Art&Environnement, de 2010 à 2013 (cf. http://www.projetcoal.org/coal/le-prix-coal-art-et-environnement/).

Ce qui distingue souvent ces propositions au regard du marché de l’art, c’est leur énonciation performative. Il ne s’agit pas de performances, mais bien de performativité au sens de John Langshaw Austin (Austin, 1962). La communication performative ne se borne pas à décrire un fait mais elle « fait » elle-même quelque chose. L’exemple canonique reste le mariage : le fait de dire «oui» est le fait de se marier. Après cet exemple simpliste, il est possible de concevoir des actions artistiques qui font ce qu’elles disent de l’environnement.

Thierry Boutonnier par exemple développe un projet de ce type, Assolement, à Lyon. Dans le cadre du «contrat urbain de cohésion sociale» (CUCS) accompagnant les quatre années de travaux de réhabilitation de l’Entrée Est du Grand Lyon, Thierry Boutonnier propose, dans une approche écologique et impliquant les habitants de cette zone sensible, des actions concrètes comme l’instauration d’un lieu écologique de concertation, la création d’une pépinière urbaine, d’un pigeonnier, l’installation de ruches et même d’une bergerie. L’artiste devient ainsi partie-prenante de son environnement et médiateur entre une certaine perception de l’environnement et ceux qui y vivent.

Il est particulièrement intéressant de noter que dans cette optique performative, issue d’une exigence de cohérence, sa mise en œuvre complète fond l’art et le quotidien, l’art ne s’incarne plus dans des œuvres figées et circonscrites mais bien dans des processus liés au monde, dans un fonctionnement socio-écosystémique. L’éco-artiste travaille ici sur une notion de culture qui ne se cantonne pas à la production artistique mais dans un contexte plus large, une définition qu’on pourrait nommer d’anthropologique, incluant les modes de vie et les pratiques humaines en constante construction avec leur environnement. Ainsi le propos artistique sur l’environnement est lui-même une action sur l’environnement et l’artiste ne se contente pas de représenter son sujet, il participe de son sujet.

Les artistes, via ces dispositifs de médiation, acquièrent une fonction sociale nouvelle. Si nous parlons aujourd’hui de médiateurs, c’est bien parce que les artistes transmettent leurs messages, leurs univers, en mettant l’accent sur le lien et sa dimension sociale et non sur l’information. [Le concept de médiation tend à supplanter celui de communication sur cette différence bien précise.] Cette approche permet également d’articuler l’expérience singulière vécue à l’inscription dans une communauté, à une norme collective que les artistes s’amusent à redessiner. Enfin, cette urgence de médiation semble désigner également l’échec politique à créer du vivre-ensemble que ce soit au niveau local ou international afin de proposer les contours d’un futur écologique.

A l’instar des prêtres ouvriers acteurs de la cité, des artistes « écosophes », investissent les métiers liés à leur sujet. Par exemple, Stefan Shankland s’est intéressé à un important pan de la destruction de la biodiversité : les chantiers de construction, fer de lance de l’artificialisation des sols et de l’urbanisation. En intégrant la culture dans ces projets, de rénovation il propose une démarche dite HQAC, pour Haute Qualité Artistique et Culturelle. Dans le projet marbre d’ici, l’artiste transforme des gravats de chantier en une nouvelle matière première locale à utiliser sur place. Un potentiel de réduction d’impact écologique très important, puisque c’est autant de matière première à ne plus extraire des mines et de transports émetteurs de CO2 en moins.

Les artistes peuvent aussi faciliter l’intégration de technologies en faveur de la protection de l’environnement, comme l’a fait Jean-Paul Ganem. En 2000, Ganem intervient sur la décharge publique de Montréal où le terrain s’est dégradé. Des capteurs pour puiser les gaz de décomposition ponctuent le terrain. En plantant des surfaces circulaires autour des capteurs dont les plantes créent le motif, la décharge passe du no-man’s land nauséabond à un jardin public. Ainsi l’artiste peut devenir un accompagnateur social qui inscrit, via son travail, la question du développement durable dans le territoire avec une vraie performance en terme d’acceptabilité sociale et de réappropriation de l’espace public.

Des artistes porteurs d’innovation

La plupart des artistes dans leurs propositions sur les questions d’écologie se concentrent sur des problématiques précises, isolées et locales afin de concevoir des utopies pragmatiques mais non replacées dans un projet d’ensemble qui les rendrait opératoires à grande échelle. Cela signifie peut être que les éco-artistes cherchent d’abord l’émancipation individuelle des citoyens confrontés aux problématiques énergétiques – qui sont habituellement gérées par les plus hautes sphères de l’état et les grandes industries.

C’est le cas par exemple de Pégase d’Arnaud Verley & Philemon. Ce projet du duo d’artistes consiste à équiper un âne de panneau solaire et se balader dans la ville pour proposer une recharge électrique. A défaut d’apporter une réponse au problème de l’énergie, qui nécessiterait des millions d’ânes de ce genre, il met en évidence le sujet et c’est bien là le rôle de l’artiste. Ces dispositifs sont donc des expériences qui pourraient éventuellement se généraliser voire s’industrialiser. Vu sous cet angle, le rôle de l’artiste en la matière semble clair : sa créativité, son indépendance et sa non obligation d’efficacité en font un formidable candidat pour assurer la R&D du développement durable !

Figure 3 : Art Orienté Objet, L’effet de serre, 2002, © Marc Domage. ( http://aoo.free.fr/ )

Figure 3 : Art Orienté Objet – L’effet de serre, 2002. © Marc Domage
( http://aoo.free.fr/ )

Comme nous venons de le voir, l’art encourage les innovations, mais il sert également à mettre en évidence que la protection de la biodiversité peut être à la portée de tous. Celle-ci peut se heurter à un certain conformisme, une normalisation consumériste, ou plus simplement une certaine flemme. C’est ce que révèlent des productions du collectif Art Orienté Objet.

Lorsqu’en 2002 le collectif est invité à collaborer dans le Domaine de Chamarande, dix ans avant que le site ne se dédie à l’écologie, la direction voulait couper un épicéa qui trône au milieu de la prairie parce qu’il gênait la perspective paysagère. Cette considération purement formelle, héritée d’une esthétique de jardin paysagé obsolète, a inspiré les artistes. Ils ont alors conçu une grande table octogonale et seize chaises dorées portant l’inscription du nom de l’œuvre : L’effet de serre (cf. photo ci-contre). Ce mobilier entoure l’arbre et les artistes ont expliqué que l’arbre faisait partie de l’œuvre, il ne peut donc plus être coupé ! L’intervention de ces mêmes artistes à Fontainebleau révèle cette fois-ci que la peur de la nature sauvage est à l’origine de la destruction de la biodiversité, rappelant étrangement la thèse principe de l’anthropologue François Terrasson (1988, 1994).
 
 
 

Là même où des artistes avaient obtenu à la fin du 19ème siècle la création de la première surface naturelle protégée de France, pour des raisons alors esthétiques(5), Art Orienté Objet a mené une expérience. Ayant hérité d’une maison avec jardin, le duo d’artistes laisse le jardin sans entretien, pour accueillir toute la biodiversité possible. Cette expérience s’est terminée au tribunal, attaqués par les voisins craignant l’invasion d’espèces animales diverses et la dévalorisation de leur propre patrimoine immobilier.

Ainsi, l’art est un vecteur social efficace pour mettre en évidence les freins à la prise en compte de l’écologie et de la biodiversité(6). Les artistes peuvent servir de catalyseurs aux énergies des territoires, d’explorateurs de méthodes nouvelles et de porteurs d’innovations. Hélas, ils se confrontent à des difficultés de mobilisation et de compréhension, comme tous les autres acteurs du sujet, quand bien même ils bénéficient d’une légitimité reconnue. Le revers de la médaille étant d’être perçus dans bien des cas comme des originaux sans grandes conséquences, menant des actions marginales.

(5) En 1853 sur une surface de 624 hectares est créée dans la forêt de Fontainebleau la première réserve naturelle de France sous l’influence des artistes peintres de l’école de Barbizon (Guinier 1950).

(6) En ce sens la nouvelle génération d’éco-artistes poursuit le travail précurseur de Joseph Beuyes et sa notion de sculpture sociale.
 

La tentation de l’extrême

Certains artistes peuvent être tentés de radicaliser leur propos et de mener des actions très « engageantes ». Cette attitude pose question puisque l’art semble alors servir de passe droit à des actions qui n’auraient pas été acceptées dans d’autres contextes.

Des artistes vont jusqu’à faire un usage « ludique » de technologies décriées, cherchant à les banaliser ou les diffuser. C’est le cas avec les OGM d’Eduardo Kac. L’artiste américain a commandé à l’INRA la célèbre lapine transgénique Alba (née en février 2000), première d’une série d’organismes génétiquement modifiés. Alba est équipée d’un gène codant une protéine fluorescente verte initialement présente chez certaines méduses. Eduardo Kac a ensuite milité pour l’intégration sociale de son lapin. Suite à la médiatisation de ce phénomène, des poissons fluorescents produits selon le même principe ont été mis sur le marché sous la marque GloFish, au risque de diffuser dans la nature des OGM sans contrôle, sans plus pouvoir faire marche arrière. Ce type de proposition, qui engage bien au-delà du champ de l’art, ne peut être laissé aux seuls soins de l’artiste et doit s’inscrire au contraire dans un débat démocratique global du fait de sa manipulation du vivant et de ses implications pour tous.

Alors que l’on connait déjà les dérives d’appliquer une interprétation des règles biologiques à la société humaine, avec les tristement célèbres lois naturelles, forte est la tentation de réitérer cette fâcheuse expérience avec l’écologie. Certains artistes ne font pas exception, et pour cause : épistémologiquement, on peut effectivement appliquer le même raisonnement, l’approche systémique, aussi bien à l’économie qu’à la sociologie ou à l’écologie. Alors pourquoi les règles identifiées dans un des systèmes ne s’appliqueraient-elles pas à l’autre ? Ce serait méconnaître une réalité fondamentale de l’histoire des sciences : la production scientifique est socialement déterminée ! Nous ne pouvons interpréter les faits scientifiques observés qu’au sein de la culture dans laquelle nous nous trouvons (Haraway, 1991).

Et en dernière analyse, même un champ scientifique aussi élaboré et complexe que l’écologie n’échappe pas à cette règle d’une récupération fallacieuse par la société de résultats décontextualisés(7). C’est ce que souligne par exemple l’artiste Liliana Motta. D’origine étrangère, pour une artiste pratiquant en France, ce n’est pas un hasard si elle s’est intéressée tout particulièrement à la question des plantes dites invasives. En effet, il était jusqu’à récemment couramment admis en écologie que les plantes étrangères, dites allogènes, qui envahissent un nouvel écosystème par leur forte capacité d’adaptation et de reproduction, n’y avaient pas leur place. Il fallait les détruire pour restaurer l’intégrité de l’écosystème d’origine afin qu’il demeure tel qu’il doit être, tel que la nature l’avait fait avant que l’homme ne le perturbe en introduisant, sciemment ou non, des espèces étrangères(8).

Liliana Motta met en évidence, notamment avec le vocabulaire employé, tous les relents de xénophobie et de racisme qui sous-tendent cette analyse réductrice. Lorsque la société tente d’interpréter les résultats scientifiques sans regarder les modèles et les postulats dans lesquels ils ont émergés on ne peut que s’attendre à un désastre intellectuel. Certains vont même jusqu’à quantifier des seuils au-delà desquels une espèce est invasive, et l’appliquer sur les populations humaines. On imagine bien tous les dangers d’une telle approche et ses limites. Il n’est pas éthiquement admissible d’en faire une règle distinguant une situation bonne d’une situation mauvaise avec mesure correctrice à la clé. Ici politique et science retrouvent une frontière nécessaire et dont le dépassement marque le commencement du mal.

Bernaches du Canada sur le lac Daumesnil, Paris (© Anne Teyssèdre)

Bernaches du Canada et humains sur le lac Daumesnil, Paris
(© Anne Teyssèdre)

À l’inverse, des écologues appréhendent les espèces invasives autrement dans les écosystèmes domestiqués et tout particulièrement en milieu urbain, écosystème créé pour et par l’homme, et c’est ce que Liliana Motta cherche à rendre perceptible. Ainsi les espèces allogènes peuvent éventuellement être considérées comme de la biodiversité supplémentaire : elles peuvent rendre des fonctions et rallier de nouvelles communautés sans détruire ou menacer nécessairement les espèces préexistantes(9). De plus, lorsque leur développement pose problème, il traduit souvent un déséquilibre de l’écosystème préexistant, les communautés en place ayant perdu leur capacité de résilience.

Que dire des buddleias (arbustes à fleurs violettes introduits de Chine à la fin du 19e siècle, aujourd’hui en expansion en Europe), qui en bonnes plantes pionnières s’accrochent dans les friches de territoire où rien d’autre ne poussait ? S’agit-il de plantes invasives qui prennent la place de nos bonnes vieilles plantes autochtones, ou d’opportunistes qui viennent cautériser les trous béants que nous avons creusés dans le tissu du vivant ? De même, est-ce que le Frelon asiatique serait aussi dangereux, si dans le même temps les ruches européennes n’étaient pas si mal en point du fait de nos pollutions diffuses et de nos monocultures qui laminent les écosystèmes ? Le sujet n’est pas aussi simple que le vocabulaire le laisse entendre (cf. par exemple Barbault et Teyssèdre, 2009).

Ainsi l’artiste peut à la fois dénoncer et incarner les travers de l’écologie appliqués à la société. Les artistes sont à l’image de la diversité des mouvances qui entourent l’écologie, des manipulateurs du vivant aux « protecteurs » de la biodiversité actuelle. L’artiste est alors un acteur du débat. En cela on peut lui attribuer une fonction politique dans la cité, mais aucunement l’énonciation de vérité factuelle comme est sensé le faire la « Science » telle qu’elle est fantasmée.

(7) Profitons-en pour rappeler l’importance des sciences humaines, et tout particulièrement de la philosophie, qui permettent d’éclairer sur ces dérives.

(8) A la question de l’étranger s’ajoute ici celle de l’idéal de nature, à savoir un écosystème primaire non impacté par des activités humaines, et donc la question de la place de l’homme au sein du reste du vivant.

(9) Ou même re-donner des fonctions à un écosystème à jamais perturbé. Telle est la pholosophie en biologie de la conservation des “nouveaux écosystèmes” discuté, en autre, au symposiuem “Approaches to Novel Ecosystems: using ecological analogues and assisted colonization to restore ecosystems and conserve endangered species”, (Juillet 2013, Honolulu). L’introduction de tortues herbivores sur le site de la cave de Makauwahi sur l’île de Kawaii en est un exemple.

La modération sociale

Comme pour tous les acteurs de la société, c’est par leur interaction avec les autres champs sociaux que l’activité des artistes sera régulée, que ce soit par l’obtention de financement, la collaboration de spécialistes ou la nécessaire adhésion du public.

La principale difficulté pour exister en tant qu’artistes traitant de sujets d’écologie avec cette dimension collective est de trouver des financements. En effet, ces artistes ont une pratique en dehors du système de subvention institutionnelle habituelle de la commande publique qui s’attend in fine à disposer d’un objet pour un fond de collection ou pour orner un rond point. Ils sont également exclus du marché de l’art en général, n’ayant à la fin de leur performance artistique aucune œuvre à aller vendre dans une galerie. C’est ce qui a été mis en évidence dans l’étude art, écologie et développement durable : un état des lieux international des initiatives, réalisée par COAL en 2011. Ces artistes manquent alors de visibilité et doivent inventer de nouvelles formes de financement, en collaborant avec des acteurs privés, scientifiques ou institutionnels nouveaux, en alternance avec les quelques résidences d’artistes et petites institutions qui s’y dédient. En dehors de quelques grands programmes pluri annuels tels que Cape Farewell par exemple, c’est tout un pan de la création contemporaine émergeante qui ressemble, comme toute avant-garde, plus à une vocation et une conviction personnelle qu’à une pratique académique ou institutionnalisée soutenue par son champ social.

Alors la principale sanction pour ces artistes est l’adhésion du public et des acteurs locaux. A la fois parce que c’est le seul moyen pour trouver des financements, mais aussi parce que leurs propositions n’ont de sens que si les publics se les approprient pour les faire vivre au-delà de l’intervention nécessairement ponctuelle de leurs auteurs. Par exemple, Thierry Boutonnier dont le projet au Grand Mermoz vit maintenant depuis plusieurs années est passé aux yeux des institutions lyonnaises d’un original amusant à un partenaire social exemplaire. Cependant ce ne fut pas le cas de tous ses projets. A Paris, son projet sur les renards créé en 2010 n’a pas eu le même succès. Face à Vulpes vulpes, les autorités locales ont freiné longuement la valorisation d’une espèce encore considérée comme « nuisible » par certains… au point que l’œuvre n’existe encore que virtuellement.

Enfin et surtout, l’artiste seul ne peut pas modifier les choses. Et si le programme de l’artiste impliqué sur l’écologie est en cohérence avec ses convictions, il va au contraire prioritairement rechercher le relais des publics pour démultiplier ses effets. Il suffit de convaincre une seule personne, la bonne, pour que cet effet se produise : un industriel, un politique, un chercheur etc. Pour cela les artistes vont jusqu’à développer une esthétique nouvelle, une esthétique verte (Fel, 2008). Celle-ci se définit non pas par un langage formel et la construction de représentations, mais au contraire par l’expérience directe, par le public, d’actions que ce dernier peut ensuite s’approprier et reproduire dans son quotidien selon son adhésion.

Cette éthique écologique est pragmatique et incite à l’action plutôt qu’à la contemplation. C’est pour cela que les artistes peuvent dérouter et donner l’impression de briser la séparation traditionnelle entre science et politique, entre contemplation et vie de tous les jours.

Conclusion

Cet activisme au sens littéral est hélas motivé par un sentiment d’urgence avéré par les savoirs scientifiques. En effet, les changements sociétaux semblent ne pas aller assez vite comparativement à l’érosion de la biodiversité qui elle s’accélère, ne laissant plus le temps de penser un idéal et à peine celui d’agir (ex. : regard n°30 de S. Lavorel et al., 2012). L’échec des politiques internationales, que ce soit à Copenhague ou à Rio+20, renforce le sentiment des artistes qu’il faut agir localement, sur le terrain, auprès des citoyens, des consommateurs.

De leur côté, les artistes qui ne sont pas dans l’action sont plus dans un travail de deuil qui, malgré son esthétisme, est démobilisant. En tenant un discours sur le déclin de la biodiversité, c’est tout l’avenir de l’humanité que mettent en question les artistes. Il en est ainsi du projet Halfway to Heaven de Zhao Renhui. Ce projet dans les montagnes du Colorado (Amérique du Nord), s’intéresse au papillon Uncompahgre Fritillary (Boloria acrocnema), une espèce considérée comme endémique, qui sera bientôt éteinte. Il y a longtemps, son habitat originel était situé dans les plaines gelées de l’Arctique. Puis l’espèce a migré sur des milliers de kilomètres pour se poser dans le Colorado, à plus de 1 000 mètres d’altitude. L’augmentation des températures due au changement climatique a peu à peu poussé les papillons à monter en altitude pour se maintenir à une température adaptée à leur survie. Aujourd’hui, ils ont presque atteint les plus hauts sommets du Colorado. Leur ascension touche à sa fin et elle provoquera bientôt leur perte. À l’heure actuelle, en 2013, il ne leur reste plus que 600 mètres avant le sommet.

Bibliographie

Austin J.L., 1962. How to do Things with Words. Oxford, Ed. Urmson. Traduction française : Quand dire c’est faire, Paris, Le Seuil, 1970.

Barbault R. et A. Teyssèdre, 2009. ‘La victime était le coupable’ (Invasions biologiques et bouleversement des écosystèmes). Dossier Pour La Science n°65, octobre 2009, pp. 56-61.

Clavel, J. 2012 « L’Art écologique, outil de médiation de la Biologie de la conservation ». Natures, Sciences et Sociétés, 4 :12, INRA édition, Paris.

Clavel, J. 2011 «Interactions entre Danse et Ecologie, l’exemple de l’œuvre Biome », p.141-154, in Emmanuel R-E., Dir., La science en culture: détour par l’art, Pratiques de communication scientifique, Les Atomes crochus, Paris.

COALition pour l’art et le développement durable, voir http://www.projetcoal.fr

COAL, Ministère de l’écologie, 2011. Etat des lieux international des initiatives art, écologie et développement durable. Article en ligne sur le site web de COAL.

Fel L., 2008. L’esthétique Verte de la représentation à la présentation de la nature. Thèse de doctorat de philosophie, sous la direction de Pascal Acot, Paris 1 Sorbonne. Paru aux éditions Champ Vallon, Seyssel, 2009.

Guinier Ph., 1950. Foresterie et protection de la nature : l’exemple de Fontainebleau, In revue forestière française pp. 703-716.

Haraway D., 2008, Des singes, des cyborgs et des femmes. Réinvention de la nature, Chabon. Paris. (Simians, cyborgs and women : the réinvention of nature 1991).

Morton T., 2013. Hyperobjects: Philosophy and Ecology After the End of the World, Minneapolis, University of Minnesota Press

Terrasson F., 1988. La peur de la nature, Sang de la Terre, Paris.

Terrasson F., 1994. La civilisation anti-nature, Rocher, Paris.
 

Et ces « regards » en ligne sur cette plateforme

Julliard R., 2010. Regards sur une perruche. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°2, 25 septembre 2010.

Clavel J. et L. Fel, 2011. Ecologie et esthétiques de la nature. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°19, 10 juin 2011.

Lavorel S., R. Barbault et J.C. Hourcade, 2012. Impact et enjeux du changement climatique. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°30, 3 avril 2012.

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Article édité par Anne Teyssèdre

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