L’équipe ‘Regards’ de la Société Française d’Ecologie et d’Evolution (SFEE) vous souhaite à tous une bonne année 2019 et vous propose ce regard de Céline Sissler-Bienvenu, Directrice d’IFAW France, sur la pollution sonore des océans.

Cet article paraîtra également dans le prochain numéro de la revue ESpèces, partenaire de publication de ces ‘regards’.

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Sonic sea :
La pollution sonore des océans
menace la vie marine

par Céline Sissler-Bienvenu,

Directrice d’IFAW France et Afrique francophone

Article édité par Anne Teyssèdre pour la SFE2

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Mots clés : bruit sous-marin, mammifères marins, nuisances sonores, changements globaux, facteurs d’impact, transport maritime
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Introduction

Depuis des millions d’années se joue, sous la surface des mers du globe, une symphonie faite de sons naturels émanant aussi bien de la houle, de la dérive et de la fonte des icebergs ou encore du ressac, que des animaux qui peuplent ce monde dont le mythe a voulu, à tort, qu’il soit celui du silence. Mais cette symphonie, autrefois mélodieuse, est aujourd’hui dissonante. Invisible, insidieux, nocif, de source humaine, impulsif ou continu, le bruit, reconnu pour ses effets délétères sur la santé humaine, a désormais envahi les profondeurs des océans pour s’y installer durablement, s’y propager inexorablement et y menacer gravement l’ensemble de la faune marine.

Depuis cent ans l’océan ‘s’industrialise’. Le développement des activités humaines en mer telles que le transport maritime, les forages et la prospection sismique pétrolière ou gazière, les exercices navals avec l’utilisation de sonars à haute intensité, la construction offshore ou encore la navigation de plaisance, a introduit des sources sonores qui masquent les sons naturels de l’océan (Berkowitz et al., 2017). Ce déferlement sonore croissant a bouleversé la vie des animaux marins dont celle des mammifères qui ont développé, dans cet habitat obscur qu’est le leur, des répertoires sonores complexes et une ouïe très fine adaptée à des plages de fréquences plus étendues que chez la plupart des mammifères terrestres (Ladish et al., 2017).

Ainsi les dauphins et les baleines, qui consacrent trois fois plus de neurones à l’audition que tout autre animal, s’appuient-ils sur les sons pour vivre : ces derniers leur sont essentiels pour communiquer, s’orienter, trouver leur nourriture, éviter les prédateurs, détecter des partenaires, localiser des rivaux ou encore maintenir la cohésion du groupe (Fouda et al., 2018). Mais le bruit sous-marin auquel ces animaux sont soumis réduit désormais leur capacité à mener à bien ces fonctions vitales essentielles, pouvant aller jusqu’à les désorienter et provoquer leur échouage en masse.

Baleine à bosse © Vanessa Mignon

 

Le bruit ambiant a-t-il un impact sur les animaux marins ?

Si les premiers questionnements relatifs aux effets potentiels du bruit sous-marin sur la vie marine sont apparus dans les années 1970, c’est en 2004 que des scientifiques (IWC/SC, 2004) ont, pour la première fois, reconnu le lien de causalité pouvant exister entre des échouages en masse de baleines à bec de Cuvier (une espèce de haute mer) survenus entre autres, aux Bahamas, aux Canaries, en Grèce, en Italie ou encore en Espagne entre 2000 et 2004, et l’utilisation de sonars militaires à haute intensité dans l’environnement où se trouvaient les animaux. En effet, les autopsies pratiquées sur les individus retrouvés aux Bahamas en 2000 et aux Canaries en 2002 ont révélé tant la présence d’hémorragies (notamment dans les oreilles internes et autour du cerveau) symptomatiques d’un traumatisme acoustique aigu que d’embolies gazeuses et graisseuses similaires à celles observées lors d’un accident de décompression (Fernández et al., 2005). Tout indiquait que ces animaux avaient été exposés à une pression acoustique excessive qu’ils avaient cherché à fuir brusquement en optant pour une remontée rapide en surface, modifiant ainsi leur comportement de nage.

Depuis, les études scientifiques se sont multipliées révélant l’ampleur, jusqu’alors sous-estimée, de la menace que représente le bruit sous-marin d’origine anthropique sur l’ensemble de la vie marine. A titre d’exemples, entre 2008 et 2010, plus de 10 000 narvals auraient péri près des côtes canadiennes, piégés par les glaces en formation dans la Baie de Baffin, pour avoir retardé leur migration vers le large afin d’échapper aux explosions des explorations sismiques conduites dans la zone (Heide-Jorgensen et al., 2013). En 2001 et 2003, alors que des essais sismiques utilisant de puissants canons à air avaient cours dans le Golfe de Gascogne, neuf calamars géants, retrouvés sur les côtes espagnoles, présentaient des lésions tissulaires et organiques induites par un effet de souffle (UNEP/CBD/SBSTTA/16/INF/12).

Des recherches récentes ont démontré que d’autres animaux/organismes marins, comme les poissons, les crustacés ou encore le krill et le plancton – à la base des chaînes alimentaires, donc essentiels pour la biodiversité marine – sont également touchés par l’exposition au bruit et peuvent éventuellement en mourir (i3 UMR9217, 2017). La pollution sonore affecte également les activités humaines, des pêcheurs ayant signalé une baisse des prises de 40% à 80% suite à des activités bruyantes menées en mer (Engås A. et al.,1996).

Bien que les effets – temporaires ou durables – du bruit sous-marin dépendent de plusieurs facteurs (la nature du son, sa fréquence, son intensité, sa durée ainsi que l’espèce animale concernée), il est désormais largement admis que cette « pollution sonore » agit négativement sur la vie marine. Celle-ci fait fuir les animaux de leur habitat favori, diminue les sources de nourriture, couvre les sons vitaux utilisés pour l’orientation et la communication à longue portée, et provoque des réactions physiologiques (stress, surdité) ou comportementales (échouages) pouvant s’avérer mortelles.

Tous ces facteurs qui compromettent le bien-être des animaux marins peuvent avoir un impact à l’échelle de populations entières, à l‘image de celles de la Baleine bleue : alors que celles-ci communiquaient autrefois par leurs vocalisations sur des océans entiers, la portée de leurs chants est aujourd’hui réduite de 90%, en raison de ce bruit d’origine anthropique (Clark C. et al., 2009).

Le transport maritime, source majeure de bruit sous-marin et facteur de stress chronique

L’une des causes majeures du bruit ambiant sous-marin est la navigation. Entre 1980 et 2009, la flotte marchande mondiale a pratiquement doublé (Tournadre, 2014) et, depuis, n’a cessé de se développer en se dotant de bateaux de plus en plus grands et rapides. Chaque année, plus de 60 000 navires sillonnent les mers du globe (Equasis, 2015) assurant le transport de près de 90 % du fret mondial. Cette explosion du transport maritime a généré une forte augmentation du niveau sonore sous-marin, dégradant de ce fait la qualité acoustique des habitats pour la vie marine dans de nombreuses régions. C’est la cavitation (éclatement des bulles d’air autour des hélices) qui génère la majeure partie du bruit sous-marin produit par les grands navires (IMO/MEPC 61/19). Une conception inefficace des coques et des hélices est la principale cause de cavitation excessive et donc de bruit. Mais le phénomène dépend également de la vitesse des navires : plus celle-ci est élevée, plus le niveau sonore est important.

Baleine franche de l’Atlantique Nord (espèce menacée) et trafic maritime, au large de la côte Est du Canada.
Source : Wildlife Conservation Commission/National Oceanic and Atmospheric Administration

Le bruit lié au transport maritime suscite l’inquiétude car celui-ci repose en grande partie sur l’émission de sons de basse fréquence ou infrasons qui se propagent particulièrement bien dans le milieu aquatique et ce, sur de grandes distances. Ces sons « graves » interfèrent avec les vocalisations de nombreux cétacés qui utilisent ces gammes de fréquence, voire les masquent totalement, restraigant ainsi le champ de communication des animaux et la possibilité d’échanger des informations entre individus. Pour se faire entendre, certains, à l’image des baleines franches, augmentent le volume de leurs chants (Parks et al., 2010), d’autres, dans des tentatives visant à surmonter ces niveaux sonores artificiels élevés, multiplient le nombre d’appels, parfois sans succès en dépit de la dépense d’énergie engagée (Blackwell et al., 2015), ou bien encore simplifient le contenu de leurs messages, à l’image des grands dauphins qui réduisent les informations transmises par leurs sifflements en présence de bruit d’intensité modérée à élevée (Fouda et al., 2018).

Cet accroissement du niveau sonore ambiant, auquel les animaux ne peuvent échapper, se révèle aussi être un facteur de stress chronique. Cet impact a été observé pour la première fois à l’issue des attentats du 11 septembre 2001, sur une population de baleines franches de l’Atlantique Nord (une espèce en danger ne comptant plus que quelques centaines d’individus) dont les chercheurs étudiaient, entre autre, le chant. Ces derniers ont découvert que le taux d’hormones de stress présentes dans les matières fécales avait baissé de manière significative et concomittante au ralentissement du trafic maritime survenu, pour raisons sécuritaires, à l’issue des attentats (Rolland et al., 2011). D’autres recherches sont venues corroborer ces observations, démontrant que ce stress chronique lié au bruit ambiant affectait d’autres espèces -y compris d’invertébrés- réduisant leurs capacités à se nourrir, se reproduire ou réagir face aux prédateurs (Nedelec et al., 2014). Le transport maritime devrait doubler d’ici à 2025, il y a donc urgence à réduire le bruit résultant de la navigation d’autant plus que 50% de celui-ci serait induit par seulement 15% des navires, essentiellement des cargos et porte-conteneurs (Veirs et al., 2017).

Réduire le bruit des océans à l’échelle internationale

Bien que le bruit sous-marin lié aux activités anthropiques soit reconnu comme une source de pollution marine et une menace pour les écosystèmes marins par les Nations Unies depuis 2005 (U.N. GAOR, 60th), il n’existe actuellement aucune réglementation internationale contraignante à ce sujet.
La plupart des règles, normes, pratiques et procédures visant à lutter contre la pollution acoustique revêtent une nature politique et ne sont pas juridiquement contraignantes. C’est le cas par exemple des directives adoptées en 2014 au sein de l’Organisation maritime internationale (IMO 2014/MEPC.1/Circ.883). Celles-ci donnent des conseils généraux sur la réduction du bruit sous-marin aux concepteurs, aux constructeurs et aux exploitants de navires mais leur mise en œuvre reste timide. Il en est de même en Europe, avec la Directive-cadre stratégie pour le milieu marin (directive 2008/56/CE) dont l’objectif est d’atteindre d’ici à 2020 un « bon état écologique » des eaux européennes.

Si l’un des critères est l’absence d’impact du bruit sous-marin sur les écosystèmes, il semble utopique de croire que celui-ci sera atteint d’ici deux ans alors que la flotte mondiale s’accroît.
Notons que la France, qui détient le second plus vaste espace maritime (11 millions de km²) après les Etats-Unis, a reconnu le bruit sous-marin comme une source de pollution dès 2010. Mais celle-ci n’a, à ce jour, pris aucune mesure qui permettrait de réduire effectivement certaines des émissions sonores dans ses eaux territoriales. L’Allemagne en revanche, depuis quelques années, impose aux entreprises de construction de parcs éoliens offshore d’avoir recours aux « meilleures technologies existantes » afin d’atténuer la pression acoustique qu’elles engendrent et respecter les seuils sonores fixés (CBD, 2016).

De telles réglementations permettent, en outre, de stimuler de développement de dispositifs innovants tels que celui des ‘rideaux de bulles’: placés autour de la source génératrice de bruit, les bulles créées constituent une barrière qui atténuent la propagation des ondes sonores (Würsig et al., 2000). D’autres dispositifs se limitent à de simples mesures de sécurité, comme détecter la présence de mammifères marins qui nageraient à moins de 100 mètres des puissants canons à air et mâts de battage industriels et interrompre les opérations jusqu’à ce qu’ils s’éloignent suffisamment pour éviter de les blesser directement. Mais cette approche est impuissante face à la menace fondamentale que représente la pollution sonore pour les écosystèmes marins et est inefficace pour les espèces évoluant en eaux profondes.

Pourtant, des mesures immédiates pourraient être prises, notamment par l’industrie maritime, pour minimiser drastiquement cette pollution sonore. Parmi les plus évidentes, citons celles-ci :

1. Maintenir des pratiques de navigation à vitesse réduite et utiliser des hélices optimisées à cette fin. En effet, une diminution de la vitesse des navires de quelques nœuds pourrait abaisser le volume sonore ambiant de 50 à 60 % (Leaper et al., 2014), réduire les risques de collision avec les mammifères marins, favoriser d’importantes économies de carburant ainsi qu’une réduction des émissions de gaz à effet de serre.
2. Suivre les directives de l’Organisation Maritime Internationale (OMI) pour la réduction du bruit sous-marin et appliquer les technologies d’atténuation du bruit aux navires existants et aux nouvelles constructions.
3. Chaque navire étant pourvu d’une signature acoustique propre, identifier les navires plus bruyants pour faciliter la planification des opérations prioritaires de réduction du bruit.
4. Investir dans les technologies visant à atténuer le bruit émis par les activités humaines.
5. Déplacer les itinéraires de navigation lorsque ces derniers chevauchent des habitats critiques des mammifères marins.

Les menaces qui pèsent sur les animaux marins n’ont jamais été aussi nombreuses. Leur habitat est devenu le déversoir de nos déchets (cf. regard n°63), les peuplements de poissons et de mammifères se raréfient, notamment du fait de la surpêche (cf. regards n°31, 60 et 80), et nous les réduisons chaque jour un peu plus au silence. En agissant ainsi, nous mettons leur survie en péril et hypothéquons notre avenir et celui des générations futures. Bien que nous ne connaissions pas avec certitude l’ampleur des dégâts causés par la pollution sonore sous-marine sur la faune marine, nous savons en revanche que lorsque le bruit cesse, cette pollution cesse. Il y a donc urgence à agir.
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Poster ‘Sonic Sea’, IFAW

Pour en savoir plus :

Rapport d’IFAW et de NRDC : Sonic Sea – Impacts of Noise on Marine Mammals
Rapport d’IFAW : Bruit des océans : baissez le volume
Film Sonic Sea : Teaser

Bibliographie

Articles:

Blackwell S.B., Nations C.S. et al., 2015. Effects of Airgun Sounds on Bowhead Whale Calling Rates: Evidence for Two Behavioral Thresholds. PLoS ONE 10(6): e0125720. doi:10.1371/journal.pone.0125720

Clark C., Ellison W. et al., 2009. Acoustic Masking in marine ecosystems: Intuitions, Analysis, And Implication. Marine ecology progress series 395: 201-222.

Engås A., Løkkeborg S., Vold A., Soldal A.V, 1996. Effects of seismic shooting on local abundance and catch rates of cod (Gadus morhua) and haddock (Melanogrammus aeglefinus). Canadian Journal of Fisheries and Aquatic Sciences 53:2238-2249.

Fouda L., Wingfield J.E. et al., 2018. Dolphins simplify their vocal calls in response to increased ambient noise. Biol. Lett.14: 20180484

Fernàndez A., Edwards F.F. et al. 2015. « Gas and fat embolic syndrome » involving a mass stranding of beaked whales (family Ziphiidae) exposed to anthropogenic sonar signals. Veterinary pathology 42:446-457.

Heide-Jorgensen, M.P., Hansen R.G. et al., 2013. Narwhals and seismic exploration: Is seismic noise increasing the risk of ice entrapments?. Biological Conservation 158:50-54.

Ladich F., Winkler H., 2017. Acoustic communication in terrestrial and aquatic vertebrates. Journal of Experimental Biology 220, 2306-2317 doi:10.1242/jeb.132944

Leaper R., Renilson M., Ryan C., 2014. Reducing underwater noise from large commercial ships: current status and future directions. Journal of Ocean technology 9(1): 51-69.

Nedelec S.L., Radford A.N. et al., 2014. Anthropogenic noise playback impairs embryonic development and increases mortality in a marine invertebrate. Scientific reports 4: 5891

Parks S.E., Johnson M., Nowacek D., Tyack P.L., 2010. Individual right whales call louder in increased environmental noise. Biol. Lett. doi:10.1098/rsbl.2010.0451

Rolland R.M., Parks S.E. et al., 2012. Evidence that ship noise increases stress in right whales. Proc. Royal Soc. B doi: 10.1098/rspb.2011.2429

Tournadre J., 2014. Anthropogenic pressure on the open ocean: The growth of ship traffic revealed by altimeter data analysis, Geophys. Res. Lett. 41, 7924–7932, doi: 10.1002/2014GL061786.

Veirs S., Veirs V., Williams R., Jasny M., Wood J., 2017. A key to quieter seas: half of ship noise comes from 15% of the fleet. Authorea doi: 10.22541/au.149039726.69540798

Würsig B., Greene C.R. Jr., Jefferson T.A., 2000. Development of an air bubble curtain to reduce underwater noise of percussive piling. Mar Environ Res. 2000 Feb;49(1):79-93.

Rapports :

Institut Interdisciplinaire de l’innovation – i3 UMR9217. Berkowitz H., Dumez H., 2017. Racket in the oceans: why underwater noise matters, how to measure and how to manage it.

International Whaling Commission.2004. ‘Report of the scientific Committee.’ Journal of Cetacean Management 7; (Suppl):37-39

Convention sur la diversité biologique. 2012. Scientific synthesis on the impacts of underwater noise on coastal and marine biodiversity and habitats. Mars 2012 (UNEP/CBD/SBSTTA/16/INF/12).

Equasis. 2015. The world merchant fleet in 2014. Available from the European Maritime safety Agency. Lisbon, Portugal.

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Oceans and the Law of the Sea, U.N. GAOR, 60th Sess., art. 84 (Nov. 29, 2005)

IMO/MEPC. Guidelines for the reduction of underwater noise from commercial shipping to address adverse impacts on marine life. International Maritime Organization, Marine Environmental Protection Commission, 2014.

Faber J., Nelissen D., Hon G., Wang H., Tsimplis M., 2012. Regulated Slow Steaming in Maritime Transport : An Assessment of Options, Costs and Benefits. CE Delft : 12.7442.23


Article édité par Anne Teyssèdre.

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