Expériences de renforcement chez une espèce endémique : la Biscutelle de Neustrie.

Prise en compte de la dépression d’outbreeding liée à l’adaptation locale et à la distance génétique entre populations

Betty Courquin

UMR CNRS 8016, Laboratoire de Génétique et Evolution des Populations Végétales, Bâtiment SN2
Université des Sciences et Technologies de Lille 1, F-59655 Villeneuve d’Ascq Cedex

betty.courquin (at) ed.univ-lille1.fr

Dates de début et fin du séjour de terrain : Avril-novembre 2010

Résumé

Avec le soutien financier de la SFE, nous avons mis en place une expérience de renforcement d’une population de Biscutella neustriaca, espèce endémique de Haute Normandie menacée d’extinction.

Les premières sorties terrain en Haute Normandie ont eu lieu à partir du mois de mai, avec plusieurs objectifs initiaux : 1- évaluer l’état de l’ensemble des populations afin d’identifier la population à renforcer, 2- récolter les graines dans la population cible et dans des populations non menacées (sur la base d’analyses phylogénétiques et écologiques préalables) pour assurer le renforcement, 3-mettre en place l’expérience de renforcement.

Photo 1 : Marquage d’une hampe florale de Biscutella neustriaca pour la mesure du seed set

Il s’agissait de confirmer l’état de conservation des populations et d’évaluer le succès reproducteur par la mesure des taux de mise à fruit (rapport du nombre de fruits produits sur le nombre initial de fleurs ; cf. photos 1). Le choix s’est porté sur Bn3, population présentant un faible effectif (83 individus recensés aux cours des sorties) et un faible taux de mise à fruit, soit un risque élevé de consanguinité et de « Mate finding Allee effect », c’est-à-dire, un faible succès reproducteur lié à la faible probabilité de pollinisation, du fait d’une densité en individus moindre.

Au cours des sorties terrains, des graines ont été récoltées dans Bn3 et dans les populations les plus proches génétiquement et écologiquement et présentant un faible risque de dépression hybride (la dépression hybride correspond à la réduction de la valeur sélective des descendants par ‘dilution’ des génotypes localement adaptés après croisements entre populations ayant divergé suite à la sélection naturelle ou par dissociation de gènes coadaptés). Les graines récoltées ont ensuite été semées en serre en juillet (photo 2) en prévision du renforcement de Bn3 sous forme de plantules. Après germination les individus ont été mesurés, rempotés puis transférés en «serre tunnel » pour une acclimatation progressive aux conditions extérieures .

Photo 2 : semis en serre

En parallèle, les plantes de la population Bn3 ont fait l’objet d’une cartographie exhaustive au décamètre (cf. photo 3). Chaque individu a été étiqueté. Au sein de la population, trois groupes d’individus ont pu être distingués (groupes distants entre eux de 10 à 20m). Un groupe a été choisi pour mettre en place l’auto-renforcement, un autre pour l’allo-renforcement, enfin le dernier patch, présentant la densité la plus élevée, a été utilisé comme témoin. Les plans de renforcement ont été établis à partir de la cartographie, en cherchant à atteindre des densités égales en allo et auto-renforcement mais aussi des tailles de patchs similaires.

Au préalable du renforcement, les services techniques du conservatoire des sites de Haute Normandie ont ouvert les zones les plus embroussaillées de la station (taille des arbustes et évacuation des déchets, …) de manière à homogénéiser les structures de végétation sur l’ensemble de la population.

Début novembre, 112 individus issus du semi de graines de Bn3 ont été transplantés sur le terrain dans le cadre de l’auto-renforcement et 100 individus issus du semi de graines des 2 populations les plus génétiquement et écologiquement proches dans le cadre de l’allo-renforcement. Chaque individu introduit a été étiqueté et reporté sur la cartographie de la population. Les opérations de renforcement (photos 4, et 5) ont nécessité la participation d’une équipe de 7 personnes et une journée et demie de travail (photos 6 et 7).

Photo 3 : cartographie au décamètre des individus de la population à renforcer

Un suivi régulier (une visite mensuelle) sera mis en place pour évaluer la survie des individus mais aussi le taux de mise à fruit ainsi que le recrutement dans les 3 zones. A termes, ce suivi permettra de déterminer laquelle des 2 stratégies de renforcement, auto- vs allo-renforcement, est la plus efficace pour le maintien à long terme des populations.

Justifications

Avec la contribution financière de la SFE et dans le cadre du programme LIFE ‘conservation des endémiques des Boucles de la Seine Normande’, une expérience de renforcement a été entreprise chez une population de Biscutella neustriaca, figurant sur les listes de plusieurs réglementations nationales et internationales de protection. Cette espèce présente des effectifs réduits et une distribution en petites populations isolées.

L’érosion de la variabilité génétique des petites populations est en particulier liée à la dérive génétique, soit la perte/fixation stochastique d’allèles. La dérive génétique peut affecter le potentiel évolutif des populations par réduction de la diversité allélique et entrainer, à terme, une diminution de la valeur sélective moyenne individuelle (reproduction faible, mortalité accrue) par fixation d’allèles à effet délétère dans la population (lorsqu’elle concerne des allèles à effet délétère récessif trop faible pour que la sélection naturelle puisse les éliminer rapidement). On parle alors de fardeau de dérive. Ces populations de tailles réduites présentent une plus forte vulnérabilité aux facteurs stochastiques et peuvent être entrainées dans un vortex d’extinction. Dans ce contexte, le principal objectif de la conservation d’une espèce en danger consiste à assurer sa survie et son adaptabilité à long terme, c’est à dire, préserver et restaurer sa diversité génétique. C’est pourquoi, les stratégies de conservation incluent souvent des transferts d’individus entre populations (allo-renforcements) pour augmenter la diversité génétique des populations fragmentées en déclin ou pour éliminer les effets délétères des croisements entre apparentés (« inbreeding ») associés aux petites populations.

Photo 4 : creusage, préparation des plantes (nettoyage des racines, etc.,..) et arrosage des plantes après plantation

Un autre problème auquel sont confronté les petites populations concerne la disponibilité et l’accès aux partenaires sexuels, (problème accentué chez les espèces auto-incompatibles, où les probabilités de croisements dépendent également du nombre de groupes compatibles (nombre d’allèles-S)). Il existe une relation positive entre le succès reproducteur et la densité locale en partenaires, une diminution de la densité entrainant une diminution du succès reproducteur. La densité des individus va donc jouer un rôle majeur dans la viabilité des petites populations en ayant un impact direct sur le succès reproducteur des individus. Il s’agit d’un effet Allee (« Mate finding Allee effect»). Les effets Allee sont régulièrement décrits comme les principaux mécanismes affectant la viabilité des populations menacées. Le renforcement (allo-renforcement comme auto-renforcement), par augmentation de la densité au sein des populations permet, en maximisant les probabilités de rencontre entre partenaires, de réduire cet effet.

L’allo-renforcement permet d’augmenter la densité des individus d’une population, tout en augmentant sa diversité génétique. Néanmoins, l’allo-renforcement amène certaines interrogations quant au succès des génotypes introduits dans un nouvel environnement et sur la façon dont les populations existantes, adaptées aux conditions locales, seront affectées par l’introduction de ces nouveaux gènes et génotypes. Deux cas de figure doivent être envisagés, (1) le croisement des individus introduits avec les individus locaux peut conduire à une réduction de la valeur sélective des descendants via la perte d’adaptations locales cruciales pour la viabilité des populations locales. On parle alors de dépression hybride extrinsèque. (2) La dépression hybride peut aussi résulter d’un mécanisme « génétique ». Elle correspond dans ce cas à la dissociation de gènes coadaptés ou à la sous dominance à certains loci (désavantage des hétérozygotes). On parle alors de dépression hybride intrinsèque. Le renforcement aurait dans ces cas un effet négatif sur la croissance de ces populations.

On se retrouve donc devant un dilemme « mix or match » : faut-il maximiser la diversité génétique, garante de la survie et de l’évolution à long terme des populations par un allo-renforcement, avec les risques de dépressions hybrides qu’il comporte, ou simplement augmenter les probabilités de rencontre entre partenaires par auto-renforcement tout en préservant les adaptations locales de la population renforcée ? En fait, dans l’état actuel des connaissances, il n’existe pas d’outil pour répondre à ce dilemme. C’est pourquoi nous avons entrepris cette expérience de comparaison entre auto- et allo-renforcement.

Photo 5 : creusage, préparation des plantes (nettoyage des racines, etc.,..) et arrosage des plantes après plantation

Biscutella neustriaca est une espèce idéale pour un tel projet. Il s’agit d’une plante endémique de la basse vallée de la Seine, figurant sur les listes de plusieurs réglementations nationales et internationales de protection, dont l’annexe II de la directive habitat (NATURA 2000). Les mesures de conservation de la biscutelle de Neustrie incluent le recours au renforcement. Une expérience d’auto-renforcement a déjà été mise en place chez cette espèce. Une augmentation significative du succès reproducteur a été observée chez les individus natifs de la zone renforcée, mais celui-ci demeure inférieur aux valeurs maximales observées pour l’espèce, ce qui suggère un problème de dépression de consanguinité ; l’augmentation de la densité n’est donc pas l’unique facteur limitant le succès reproducteur. Pour cette raison nous avons décidé d’entreprendre un allo-renforcement pour augmenter la diversité génétique locale et corriger une probable dépression de consanguinité. Mais, chez Biscutella neustriaca, des adaptations locales des populations à leur habitat ont pu être détectées, ainsi qu’une forte structuration génétique des populations, ce qui peut rendre délicat une expérience d’allo-renforcement. Les distances génétiques et écologiques des populations sont connues, mais il n’est pas possible de déterminer à partir de quelles distances il existe un risque de dépression hybride.

Ainsi, l’expérience envisagée ici répond à deux objectifs principaux : d’un point de vue conservation, il s’agit de renforcer une petite population de Biscutelle de Neustrie présentant un faible effectif et un faible succès reproducteur ; d’un point de vue scientifique il s’agit de comparer deux techniques de renforcement : l’allo-renforcement (introduction d’individus originaires d’autres populations) et l’auto-renforcement (introduction d’individus issus de la population à renforcer).

Méthodes

Le choix de la population à renforcer s’est fait en fonction de l’état des populations : Bn3, population choisie pour le renforcement, présente un faible effectif ainsi qu’un faible succès reproducteur, donc une candidate idéale pour l’expérience de renforcement.

Photo 6 : équipe et vue du site

Le renforcement a été réalisé par plantation de jeunes individus, une centaine en allo-renforcement comme en auto-renforcement. Pour cela, des graines ont été récoltées en populations naturelles les mois précédant la transplantation puis semées en serre. Nous connaissions au préalable la structuration génétique des populations (marqueurs chloroplastiques et marqueurs microsatellites) ainsi que sur l’écologie des populations (facteurs écologiques les plus discriminants et communautés végétales). Nous avons bénéficié également des premiers résultats de croisements de certaines populations, nous renseignant sur les risques de dépression hybride. Nous n’avons pas pu utiliser les expériences classiques pour tester la dépression hybride extrinsèque et l’adaptation locale, c’est à dire les transplantations réciproques qui présentent trop de risques chez les espèces menacées. Les expériences ont donc été menées, non pas en populations naturelles, mais en serre et en dans des sites d’introduction éloignés des populations relictuelle mais présentant des similarités écologiques avec les stations connues. L’ensemble de ces informations a permis de guider le choix des populations pour l’allo-renforcement ; il s’agissait de prendre les populations les plus proches génétiquement et écologiquement de la population à renforcer et présentant les risques de dépressions hybrides les plus faibles. Le protocole pour l’auto-renforcement avait pour objectif de limiter la reproduction entre apparentés pour éviter les problèmes d’incompatibilité et de dépression de consanguinité ; pour cela, le prélèvement des graines dans la population Bn3 s’est fait de manière à maximiser le nombre de mères et ainsi limiter la proximité entre demi/plein-frères transplantés.

Les effectifs en auto et allo-renforcement ont été introduits de sorte à obtenir des tailles de patchs comparables (pour ne pas biaiser l’attraction des pollinisateurs, l’espèce étant entomophile) et de sorte que les densités autours de chaque individu des zones à renforcer soient identiques (le succès reproducteur étant impacté en partie par la densité : entomophilie et « Mate finding Allee effect»).

Résultats et discussion

Nous ne sommes pas encore en mesure de présenter des résultats sur cette expérience, la transplantation ayant eu lieu début novembre 2010.Les premières données quant à la survie des individus seront disponibles à la fin de l’hiver. Des visites mensuelles permettront de suivre la survie des individus transplantés et le succès reproducteur des individus des zones renforcées et témoin.

Photo 7 : équipe et vue du site

En ce qui concerne les attendus, en auto-renforcement on s’attend à ce que l’augmentation de la densité en individus dans la zone étudiée entraine une augmentation du succès reproducteur (le pollen n’étant plus limitant) : les individus devraient présenter un taux de mise à fruit supérieur à ceux de la zone témoin.

En allo-renforcement, on s’attend à un taux de mise à fruit supérieur à ceux des zones d’auto-renforcement et zone témoin : au bénéfice de l’augmentation de la densité en individus s’ajouterait l’introduction de diversité génétique, soit une diminution de la dépression de consanguinité. Si contrairement à l’attendu, on obtient un taux de mise à fruit inférieur en allo-renforcement, signe de dépression hybride, cela suggérera qu’on a sous estimé l’adaptation locale. Dans ce dernier cas, il faudra revoir les méthodes de détection des adaptations locales (les transplantations réciproques étant impossibles à effectuer chez les espèces menacées car trop risquées).

Pour conclure, les résultats de cette expérience, pourront permettre d’orienter les stratégies de renforcement, auto-renforcement vs allo-renforcement, pour l’espèce étudiée mais aussi pour d’autres espèces menacées qui ne bénéficient pas des moyens mis en œuvre pour cette espèce. De plus, cette expérience permettra de tester en conditions naturelles les prédictions des expériences préliminaires sur la dépression hybride et l’adaptation locale réalisées en serre et en sites d’introduction et donc de tester si ces expériences sont suffisantes pour prédire le comportement des individus introduits en populations naturelles. Il serait ainsi possible de proposer des alternatives aux transplantations réciproques, non utilisables chez les espèces menacées.