Ecologie fonctionnelle des communautés plantes-orthoptères

Sébastien Ibanez

L’Abri – Chemin Beau Site – 05 000 GAP

sebibanez (at) gmail.com

Dates de début et fin du séjour de terrain : 1 Juin 2010 – 1 Octobre 2010, puis ponctuellement début Novembre

Résumé

Ce projet s’inscrit dans les thématiques qui cherchent à faire le lien entre la structure et le fonctionnement des écosystèmes, en prenant comme modèle d’étude les prairies d’altitude et les criquets associés, aux alentours de la Station Alpine Joseph Fourier, au col du Lautaret. L’objectif est double : 1) comprendre comment se structure la communauté plantes-criquets, c’est-à-dire qui va manger quoi, et pour quelles raisons et 2) quel est l’impact de la consommation de plantes par les criquets sur le fonctionnement de l’écosystème.

Un mâle de Stauroderus scalaris sur une feuille de Festuca paniculata. L'espèce est facilement reconnaissable grâce au champ médian élargi, avec ses nervures transversales en barreaux d'échelle.

Pour comprendre la structure de la communauté, nous avons réalisé des tests comportementaux, en proposant à des criquets enfermés dans des boîtes 24 espèces de plantes. 14 espèces de criquets ont ainsi été testées, et les résultats montrent de fortes variations dans les préférences alimentaires d’une espèce à l’autre. L’objectif est à présent de mesurer plusieurs traits fonctionnels chez les plantes (teneur en carbone, azote, phosphore, en matière sèche, en silice, résistance à la traction) et chez les criquets (taille de la tête, morphologie et force des mandibules) pour expliquer ces différences entre espèces.

Pour déterminer l’impact de l’herbivorie sur le fonctionnement de l’écosystème, nous avons mis en place de petits écosystèmes artificiels (des pots de 50 cm de diamètre) composés de deux espèces de plantes en proportions variables (Festuca paniculata et Dactylis glomerata) dans lequels sont introduits deux espèces de criquets (Euthystira brachyptera et Stauroderus scalaris), soit 2 individus de chaque espèce, soit 4 de la même espèce, soit aucun criquet. Les résultats montrent que l’herbivorie réduit la production de fleurs et la hauteur des plantes, mais qu’elle stimule la production de nouvelles pousses (thalles). Les résultats dépendent également des abondances relatives des plantes. A moyen terme (2-3 ans), il est possible que l’herbivorie ait un impact global soit positif, soit négatif sur les plantes, en fonction de leurs abondances relatives et des espèces de criquets présentes. L’impact de l’herbivorie sur les plantes est à la fois direct (prélèvement de matière) et indirect, via les excréments et les feuilles mortes dont la quantité et qualité peut être affectée par ‘herbivorie. Nous avons donc démarré des analyses sur la teneur en carbone et azote des feuilles mortes et sur leur capacité à se décomposer pendant l’hiver, l’idée étant que la présence de criquets a un impact sur le cycle de la matière.

Justifications

Ce projet s’inscrit dans les thématiques qui cherchent à faire le lien entre la structure et le fonctionnement des écosystèmes, en prenant comme modèle d’étude les communautés végétales subalpines et les orthoptères phytophages associés.

La zone expérimentale se situe dans le jardin alpin du col du Lautaret. En arrière-plan, le pic Gaspard, la Meije et le glacier de l'Homme.

La composition spécifique des deux niveaux trophiques est l’information de base permettant de décrire la structure de l’écosystème, mais elle permet difficilement de faire le lien entre structure et fonctionnement. Pour cette raison, plusieurs traits fonctionnels sont utilisés : la dureté et le contenu en azote des feuilles d’une part, et les besoins nutritionnels et les caractéristiques des pièces buccales des insectes d’autre part. Ils constituent l’information clé dans la description de la structure de l’écosystème. Le fonctionnement de l’écosystème peut quant à lui être appréhendé par d’autres traits fonctionnels comme la production de biomasse aérienne ou la fitness femelle.

les criquets et sauterelles sont stockés dans une serre dans laquelle ils rencontrent toutes les espèces de plantes qui leur sont ensuite proposées dans l'expérience de cafétéria. On peut distinguer ici Decticus verrucivorus, Stauroderus scalaris et Chortippus apricarius. A droite, on peut voir des traces de repas sur les feuilles de Trifolium montanum.

C’est le réseau d’interaction entre les plantes et les insectes (« qui mange qui, et en quelles quantités ») qui permet de faire le lien entre structure et fonction. Le réseau peut être (au moins en partie) prédit par la connaissance de la structure de l’écosystème, et il est le moteur du fonctionnement de l’écosystème.

En se basant sur ce cadre conceptuel, le projet au eu en 2010 deux objectifs : 1) déterminer quel est le réseau d’interaction entre les communautés végétales subalpines et les orthoptères phytophages associés et 2) simplifier expérimentalement l’écosystème de manière à comprendre les liens entre sa structure fonctionnelle, les propriétés du réseau d’interaction et son fonctionnement.

Méthodes

24 feuilles appartenant à des espèces différentes sont maintenues hydratées pour être proposées aux criquets.

Dans une première expérience, l’objectif était de déterminer la structure potentielle du réseau, en s’affranchissant de l’effet des abondances, de l’architecture de la strate herbacée et de la localisation des orthoptères. Il sera alors possible de voir dans quelle mesure quelques traits fonctionnels simples (contenu en carbone et azote des feuilles, résistance à la tension mécanique, dimensions des mandibules et de la tête, masse des orthoptères) peuvent expliquer cette structure potentielle du réseau.

Un dispositif de « cafétéria » a été mis au point, dans des boîtes de 50*40 cm contenant des feuilles de 24 espèces de plantes hydratées dans de petits tubes. Un seul individu à la fois était introduit dans une boîte, en tout 14 espèces d’orthoptères ont été testées, 5 mâles et 5 femelles de chaque espèce.

Un mâle de Stauroderus scalaris après un repas sur une feuille de Centaurea uniflora.Au bout de 5-12 heures, l'individu était retiré et conservé dans l'alcool et le pourcentage de la surface de chaque feuille mangée était mesuré.

Dans une deuxième expérience, l’objectif était de déterminer le lien entre structure fonctionnelle, réseau d’interaction et fonctionnement de l’écosystème. L’écosystème a été simplifié en mettant en place des mésocosmes comportant deux espèces de graminées, Festuca paniculata (feuilles dures, ratio C/N élevé) et Dactylis glomerata (feuilles molles, ratio C/N faible) et deux espèces de criquets (espèce « A » : Euthystira brachyptera et espèce « B » : Stauroderus scalaris)

Le design expérimental a été le suivant :

– 3 compositions fonctionnelles chez les plantes en jouant sur les abondances : 1 . Fétuque 10%, Dactyle 90% ; 2. Fétuque 50%, Dactyle 50% ; 3. Fétuque 90%, Dactyle 10%.

– 4 compositions spécifiques chez les criquets : 1. pas de criquets, 2. 2 mâles et 2 femelles de A, 3. 2 mâles et 2 femelles de B, 4. 1 mâle et 1 femelle de chaque espèce. Une densité constante sera maintenue dans chaque pot.

– 4 réplicats par combinaison des traitements.

En tout, il y avait donc 3*4*4=48 pots recouverts d’un voile en nylon à environ 50 cm de hauteur de manière à maintenir les criquets dans le mésocosme.

Résultats et discussion

1) Préférences alimentaires des orthoptères.

La figure ci-dessous montre les résultats de l’expérience de cafétéria. Ces résultats montrent :

Figure 1. Préférences alimentaires de 14 espèces d'orthoptères. Les barres verticales représentent les préférences moyennes (en proportion) des 8-13 individus testés pour chaque espèce. Les couleurs vertes correspondent à des légumineuses, les bleues à des dicotylédones non-légumineuses, les jaunes-rouges à des graminoïdes.

– que toutes les espèces testées sont généralistes, dans le sens où elles sont capables d’utiliser au minimum 7 espèces de plantes différentes. Cette caractéristique est bien connue chez les orthoptères.

– Que les préférences alimentaires varient en fonction de la taxonomie. Les ensifères (A. alpinus, D. verrucivorus) préfèrent les dicotylédones non-légumineuses, les catantopinae (M. alpina) les dicotylédones en général, les gomphocerinae (les 11 autres espèces testées) choisissent plutôt les graminées.

– Ches la plupart des gomphocerinae testés, le régime essentiellement basé sur les graminées est complété par quelques dicotylédones.

L’objectif est à présent d’utiliser les traits fonctionnels des plantes et des orthoptères pour déterminer dans quelle mesures ils peuvent prédire les préférences alimentaires. En 2011, d’autres espèces seront testées afin d’étoffer l’échantillonnage chez les ensifères et les catantopinae, de manière à inclure dans le modèle un effet de la phylogénie.

2) Effet de l’herbivorie sur le fonctionnement de l’écosystème.

Les figures ci-dessous montrent les résultats de l’expérience des mésocosmes.

Figure 2. Log response ratio de la hauteur maximale des plantes. Pour chaque mésocosme contenant des criquets, la somme de la hauteur maximale des feuilles pour chaque individu est calculée, puis divisée par la valeur correspondante pour un mésocosme sans criquets ayant la même composition de plantes. Le log de ce ratio est ensuite calculé. Cet indice permet de mesurer l'effet de la présence des criquets. F.F : mésocosmes dominés par la fétuque, mesures prises sur la fétuque. D.F : mésocosmes dominés par le dactyle, mesures prises sur le dactyle. 50.F : mésocosmes avec 12 dactyles et 12 fétuques, mesures prises sur la fétuque. F.D, D.D, 50.D : idem, mais avec les mesures prises sur le dactyle. En vert, les résultats sont significativement différents de zéro, en rouge non.

La présence de criquets conduit à une hauteur maximale des plantes plus faible et à un nombre de thalles plus grand. Dans les mésocosmes dominés par le dactyle, les individus de dactyle ne sont pas moins hauts en présence de criquets qu’en leur absence, et l’augmentation du nombre de thalles est plus marquée encore. Dans les mésocosmes dominés par la fétuque, les individus dactyle ne produisent pas plus de thalles en présence de criquets qu’en leur absence.

Figure 3. Log response ratio du nombre de thalles par plante. Même légende que la figure 2.

D’autre part, des mesures des traces d’herbivorie ont montré que les individus fétuque présentaient moins de traces d’herbivorie que les dactyles, et que dans les mésocosmes dominés par la fétuque, les dactyles subissaient encore plus d’herbivorie. Des mesures sur l’investissement dans a reproduction (hauteur des inflorescences, masse des inflorescences) ont montré que la présence de criquets avait un impact négatif sur la reproduction des dactyles (les fétuques n’ont pas fleuri lors de cette première année).

Ces résultats montrent que :

– au bout d’un été, l’herbivorie a des effets négatifs sur certains traits (hauteur végétative, reproduction) et positifs sur d’autres (multiplication végétative).

– Pour cette année, les deux espèces de criquets (ou le mélange des deux) conduisent aux mêmes résultats.

– L’effet de l’herbivorie sur le dactyle dépend de la composition fonctionnelle de la communauté. Lorsqu’il est majoritaire, il en bénéficie, lorsqu’il est minoritaire il en souffre plus.

L’objectif est de voir si, au bout de 2 ou 3 ans, l’interaction plante-herbivore peut être antagoniste ou mutualiste, en fonction de l’espèce de plante, de son abondance relative dans le mésocosme, et de l’espèce de criquet présente. La résultante de l’interaction plante-herbivore va dépendre des effets directs de l’herbivorie, tels qu’ils ont été mesurés pendant l’été 2010, mais aussi des effets indirects via le devenir de la litière et des nutriments.

Dans cette optique, nous avons récolté de la litière afin de déterminer sa teneur en C-H-N, et nous avons disposé à la fin de l’automne des sacs de litière dans les mésocosmes et dans une zone témoin dans le Jardin Alpin. Ce travail sur la litière a été réalisé en collaboration avec Sylvain Coq (ATER UJF Grenoble). Les sacs de litières seront récupérés au printemps 2011.