Florence Débarre

Soft selection et hard selection en écologie évolutive, c’est un peu comme bâbord et tribord en navigation, ou côté cour et côté jardin au théâtre : tant que l’on n’a pas compris l’origine des mots ou trouvé un bon moyen mnémotechnique, on confond toujours les deux.

Les termes de hard et soft selection ont été utilisés pour la première fois par Wallace dans un livre publié en 1968, pour faire référence à deux manières dont la sélection peut agir dans une population, c’est-à-dire quels génotypes présents à la génération n sont retrouvés à la génération n+1. En soft selection, une fraction fixe des génotypes de la population de la génération n est retrouvée à la génération suivante ; ce qui importe, c’est la valeur relative des individus. En hard selection, seuls les individus qui satisfont un critère fixe peuvent se reproduire ; là, c’est la qualité intrinsèque des individus qui importe. Et, écrit Wallace, les deux processus ne sont pas forcément mutuellement exclusifs. En 1975, les deux termes de soft et hard selection sont désormais largement utilisés, mais de manière confuse ; Wallace rédige donc un article pour clarifier leur sens, en expliquant l’origine des mots. Il écrit que les termes ont été empruntés au vocabulaire de l’économie, pour faire référence à la distinction entre monnaies fortes (hard currencies), et monnaies faibles (soft currencies), ces dernières n’ayant une valeur que localement, dans le pays qui les émet, mais ne pouvant pas être utilisés sur le marché international. On retrouve donc par là la notion de valeur relative localement, vs valeur intrinsèque, globale.

En 1975, Christiansen fait le lien entre hard et soft selection, et la manière dont la sélection agit dans une population subdivisée. Il montre que dans le cas où les tailles des sous-populations (ou dèmes) est constante au cours du temps, différents cycles de vie mènent à une sélection de type soft, ou hard. Spécifiquement, si la dispersion entre dèmes a lieu entre la sélection (ie, viabilité différentielle, dépendante du type d’habitat) et la régulation de la densité (modèle dit de Dempster), on obtient une sélection de type hard, où c’est la valeur sélective intrinsèque des génotypes qui entre en jeu pour déterminer leur fréquence à la génération suivante. Au contraire, si la dispersion a lieu après la régulation de la densité (modèle dit de Levene), on obtient une sélection de type soft, où c’est la valeur relative, localement, des génotypes qui détermine leur fréquence à la génération suivante. Cette approche, reposant sur l’analyse de différents cycles de vie dans des populations subdivisées évoluant dans des habitats hétérogènes, a eu un certain succès, et a été largement utilisée en particulier par des chercheurs montpelliérains.

Hard selection et soft selection représentent cependant deux cas limites, extrêmes, et il est fort probable que la sélection soit intermédiaire dans la nature. Un de mes objectifs, pendant ma thèse à Montpellier, a été de modéliser un cycle de vie plus général, qui permette de retrouver les modèles de Levene (soft) et Dempter (hard) comme des cas particuliers. J’ai ainsi décrit un cycle de vie où une fraction des individus peut disperser au stade juvénile (avec une probabilité d_j, entre 0 et 1), avant régulation des densités, et/ou au stade adule (avec une probabilité d_a), après régulation de la densité. Avec (d_j, d_a) = (1,0), on retrouve une sélection hard classique, tandis que (d_j, d_a)=(0,1) mène à une sélection soft comme dans le modèle de Levene… et on peut explorer toutes les autres combinaisons de paramètres, ce que j’ai fait. J’ai pris l’exemple d’une population évoluant dans un environnement comprenant deux habitats différents, et j’ai étudié l’influence des dispersions juvéniles et adultes sur la coexistence de deux génotypes adaptés chacun à un habitat (avec une approche de génétique des populations), mais aussi sur l’évolution graduelle de stratégies généralistes (avec une approche de génétique quantitative / dynamique adaptative).

Ayant fait ma thèse à Montpellier, où les notions de métapopulation et d’évolution dans un environnement hétérogène sont très populaires, je ne m’étais à l’époque pas rendu compte que hard et soft selection étaient des concepts qui allaient au-delà de ce contexte spécifique. Depuis en effet, je suis partie en postdoc à Vancouver, et en interagissant avec des chercheurs là-bas, j’ai découvert des pans entiers de la littérature sur hard et soft selection que j’avais totalement omis (par exemple, dans le cas de l’étude des fardeaux de mutation, ou sur l’évolution de l’altruisme). Ce qui m’a entre autres permis de constater que malgré tous mes efforts pour avoir des approches générales et ne pas me limiter à des concepts et cadres de pensée spécifiques, j’étais que je le veuille ou non le produit de l’environnement dans lequel j’avais évolué, et ma pensée était plus restreinte que je ne l’imaginais… Je ne remercierai jamais assez les gens qui m’ont poussée à surmonter mon appréhension d’aller travailler quelques années à l’autre bout du monde, ce qui m’a permis d’élargir mon horizon intellectuel (et de découvrir les magnifiques paysages de la côte Ouest du Canada) !

En savoir plus : Débarre F, Gandon S (2011)
Evolution in heterogeneous environments: between soft and hard selection.
The American Naturalist 177(3): E84-E97.

Site web : http://www.normalesup.org/~fdebarre/