La Société Française d’Ecologie et d’Evolution (SFE2) vous propose ce Regard R101 de Bernard Chevassus-au-Louis et Rémi Luglia, respectivement Président de l’association Humanité et Biodiversité (H&B) et Président de la Société Nationale de Protection de la Nature (SNPN), sur les stratégies et objectifs français, européens et mondiaux de protection des habitats (aires protégées).

Une version plus courte et simplifiée de cet article paraîtra dans le prochain numéro du Courrier de la Nature, en janvier 2022.

MERCI DE PARTICIPER à ces regards et débats sur la biodiversité en postant vos commentaires et questions sur les forums de discussion qui suivent les articles; les auteurs vous répondront.

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La création d’aires protégées :
analyse des engagements français et européens

Bernard Chevassus-au-Louis(1) et Rémi Luglia(2)

(1) Président de l’association Humanité et Biodiversité. bernard.chevassus@humanite-biodiversite.fr
(2) Président de la Société nationale de protection de la nature. remi.luglia@snpn.fr
Regard R101, édité par Anne Teyssèdre

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Mots clés : Aires protégées, préservation de la biodiversité, politiques environnementales,
Stratégie Nationale pour la Biodiversité, Stratégie européenne pour la biodiversité, objectif mondial, Convention sur la Diversité Biologique (CBD), COP 15, biogéographie, relation aire-espèces.

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Résumé

En mai 2019, le Président de la République a fixé l’objectif d’atteindre, en 2022, 30% d’aires terrestres et marines protégées, dont un tiers sous protection forte (soit 10% de la surface du territoire national). Nous nous proposons dans ce « Regard » de préciser le contenu et les enjeux de cet objectif : qu’appelle-t-on aires protégées ? Et protection forte ? Quelle est la situation actuelle par rapport à cet objectif ?
Nous examinons tout d’abord les définitions des notions d’aire « protégée » et de « protection forte ». Nous montrons que ces notions ne font pas l’objet d’une définition générique admise par tous les pays et qu’elle regroupe une diversité de dispositifs assurant des niveaux de protection plus ou moins élevés.

Nous présentons ensuite la situation actuelle de notre pays. Au total, l’ensemble des protections couvre 33,2% du territoire, dont 29,9% en milieu terrestre et 33,5% en milieu marin, et le niveau de protection forte est globalement de 14,4%. L’objectif d’étendre à 30% des territoires terrestres et marins le réseau européen d’aires protégées d’ici 2030 est donc déjà pratiquement atteint pour la France, mais avec de fortes disparités entre les deux grands types de milieux ainsi qu’entre la métropole et les outre-mer. Il en va de même pour l’objectif des 10% de protection forte, qui est globalement atteint mais repose pour l’essentiel sur les territoires d’Outre-mer.

Enfin, nous proposons une analyse critique des estimations proposées, au niveau mondial, comme objectif ultime de la création d’aires protégées, en particulier de la proposition d’y consacrer 50% de la planète. Nous insistons également sur la prudence à avoir vis-à-vis d’une généralisation au niveau mondial de l’objectif de 30% d’aires protégées, compte-tenu de l’imprécision de ces estimations, de l’absence de définition commune de la notion d’aires protégées, et des réticences légitimes des populations locales.

Nous concluons sur le fait que, pour notre pays, l’objectif politique majeur n’est plus d’atteindre des valeurs de 30 et 10% mais d’assurer, dans tous les territoires, la cohérence, la connectivité et l’efficacité globale des différents dispositifs de protection et de gestion en place, y compris dans les 70% du territoire considérés comme « non protégés ».

 

Vue du Parc Naturel Régional des Pyrénées Catalanes
(Cliché A. Teyssèdre)

Introduction

Le 6 mai 2019[1], après avoir reçu les experts de l’IPBES venus lui présenter leur rapport sur l’état de la biodiversité, le Président de la république déclarait « D’ici 2022, nous porterons à 30 % la part de nos aires marines et terrestres protégées, dont un tiers d’aires protégées en pleine naturalité, ce qui est un renforcement, en particulier sur le plan maritime, considérable, mais surtout une intensification de cette protection dans les aires protégées, avec cet objectif de 30 % en pleine naturalité »[2].

Cet objectif de 30% a été repris fin 2019 (mais pour l’horizon 2030) par le Costa Rica et la France, en préparation de la 25ème conférence sur le climat, qui s’est tenue à Madrid. Il a conduit à l’annonce officielle en janvier 2021, lors du « One Planet Summit » de Paris, d’une « Coalition de la Haute Ambition pour la Nature et les Peuples »[3], regroupant plus de 50 États souhaitant promouvoir cet objectif au niveau mondial.

La stratégie de l’UE en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030 « Ramener la nature dans nos vies » [4], proposée par la Commission en mai 2020 affiche des objectifs similaires :

  • « 1. Apporter une protection juridique à un minimum de 30 % des terres et 30 % des mers de l’Union, et intégrer des corridors écologiques dans le cadre d’un véritable réseau transeuropéen de la nature.
  • 2. Mettre en place une protection stricte d’au moins un tiers des zones protégées de l’Union, y inclus toutes les forêts primaires et anciennes encore présentes.»

On retrouve également ces objectifs dans le « Projet de cadre mondial de la biodiversité pour l’après 2020″ [5], publié le 5 juillet 2021 et qui sera examiné lors de la prochaine réunion plénière de la Convention sur la diversité biologique (CDB), prévue en Chine à l’automne 2021. Ce projet propose :

– un objectif à l’horizon 2050 : « L’intégrité de tous les écosystèmes est améliorée en augmentant d’au moins 15% la superficie, la connectivité et l’intégrité des écosystèmes naturels, favorisant la santé et la résilience des populations de toutes les espèces », avec un « jalon » de 5% pour 2030 ;

– une cible pour 2030 : « Veiller à ce qu’au moins 30 % des zones terrestres et des zones maritimes, en particulier les zones revêtant une importance particulière pour la biodiversité et ses contributions aux populations, soient conservées grâce à des systèmes de zones protégées et d’autres mesures de conservation efficaces et équitables, représentatifs sur le plan écologique et bien reliés entre eux, et intégrés dans les paysages terrestres et marins ».

On peut faire plusieurs observations sur ces propositions de la CDB :

– tout d’abord, même si le document indique que les cibles, si elles sont atteintes, permettront de réaliser les objectifs[6], l’articulation entre les deux propositions n’apparaît pas évidente car les objets concernés sont différents. Il s’agit en effet de sauvegarder une certaine fraction « d’écosystèmes naturels » dans l’objectif pour 2050, et de « zones revêtant une importance particulière pour la biodiversité et ses contributions aux populations » dans la cible pour 2030. Or les secondes couvrent une surface potentiellement plus large que les premiers. On peut en effet inclure dans ces zones certains espaces de production agricole, comme le font dans notre pays les Parcs Naturels Régionaux. En outre, un pays possédant déjà des zones protégées à hauteur de 30% aura atteint la cible sans avoir à augmenter sa surface d’écosystèmes naturels protégés, donc sans réaliser le jalon de 5% requis par l’objectif à 2050. Inversement, un pays ayant peu d’espaces naturels protégés en 2020 (par exemple 10%) pourra réaliser l’objectif à 2050 en portant ce pourcentage à 11,5%, donc sans atteindre la cible de 30% en 2030 ;

– ensuite, les propositions font appel à des paramètres dont la définition et la mesure peuvent poser problème : si la notion de surface échappe à cette critique, celles de « connectivité », « d’intégrité » ou de « naturalité » sont loin de se prêter à des métriques reconnues au niveau international ;

– enfin, on notera que l’objectif de 10% de surface à protection « élevée » (un tiers des 30%), proposé au niveau français et européen, n’est pas présent dans ce texte, qui se contente d’appeler globalement à des « mesures de conservation efficaces et équitables ».

Pour appréhender la nature et l’importance de ces différents objectifs pour notre pays, et pouvoir juger de leur réalisation effective au cours des prochaines années, nous examinerons dans une première partie la définition de la notion d’aire « protégée » et ses différentes catégories.

Nous présenterons ensuite la situation actuelle de notre pays, dans les espaces terrestres et marins de métropole et d’outre-mer.

Cela nous permettra de mesurer l’ampleur des ambitions de notre pays et de proposer une analyse critique des démarches qui pourraient être mises en œuvre pour les atteindre.

[1] Nous n’avons pas trouvé pour le moment d’éléments antérieurs à cette annonce et permettant de comprendre quand et comment ces objectifs ont été définis.

[2] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/02/12/conseil-de-defense-ecologique-et-conseil-des-ministres-du-12-fevrier-2020

[3] https://static1.squarespace.com/static/5c77fa240b77bd5a7ff401e5/t/5ffe1c75edfa210959b69c37/1610488949549/HAC+PR_FINAL+FR+FIN.pdf

[4] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:52020DC0380

[5] https://www.unep.org/fr/resources/publications/premier-projet-de-cadre-mondial-de-la-biodiversite-pour-lapres-2020

[6] « Les actions définies dans chaque cible doivent être lancées immédiatement et achevées d’ici à 2030. Globalement, les résultats permettront de franchir les jalons de 2030 et d’atteindre les objectifs axés sur les résultats pour 2050 ».

Vue du Domaine du Rayol (Var), Conservatoire du Littoral
(Cliché A. Teyssèdre)

La notion d’aires protégées

Selon l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN), un espace protégé est « un espace géographique clairement défini, reconnu, consacré et géré, par tout moyen efficace, juridique ou autre, afin d’assurer à long terme la conservation de la nature ainsi que les services écosystémiques et les valeurs culturelles qui lui sont associés ».

La situation française

Cette notion d’aires protégées recouvre une grande diversité de situations concrètes, qui peuvent en outre varier d’un pays à l’autre. Ainsi, dans notre pays, même si la définition de l’UICN est souvent évoquée, il n’existe pas de définition légale et générique de la notion d’aire ou d’espace « protégés »[7] : la notion regroupe toute une série de dispositifs considérés comme contribuant à une protection d’espèces ou de milieux. Le rapport de l’UICN (2013) présente de manière détaillée ces principaux dispositifs[8].

Au 15 mars 2021, L’INPN (Inventaire National du Patrimoine Naturel)[9] recensait 4085 « espaces protégés » appartenant à 21 statuts de protection différents (Tableau 1), auxquels il faut ajouter les sites « Natura 2000 », au nombre de 1755, et qui font l’objet d’une comptabilité spécifique.

Cet inventaire ne comprend pas les ENS (Espaces naturels sensibles) acquis par les départements, dans la mesure où ces espaces ne font pas systématiquement l’objet de mesures de protection (ils peuvent être simplement de nature récréative). Il ne comprend pas non plus les espaces de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie, qui sont gérés par des dispositifs particuliers définis localement. Enfin, il ne recense pas les initiatives privées, comme pouvaient l’être les « réserves naturelles volontaires » créées en 1976, et qui pouvaient faire l’objet d’une reconnaissance par l’État. Ce dispositif a été supprimé en 2002 au profit du dispositif des réserves naturelles régionales mais nous verrons plus loin que de telles initiatives se développent et mériteraient d’être recensées.

Tableau 1 : recensement des espaces protégés et des types de protection au 15 mars 2021 en métropole et dans les outre-mer (source : INPN)

TOTAL Métropole Outre-mer
Types de protection 21 21 14
Nombre d’espaces 4085 3765 290

L’INPN propose un regroupement de ces différents statuts en quatre types correspondant au dispositif juridique utilisé[10], et dont nous donnons quelques exemples :

– la protection réglementaire (par une Loi, un décret ou un arrêté), l’exemple type étant les réserves naturelles (nationales ou régionales) ;

– la protection contractuelle (par une convention entre les parties prenantes). C’est le cas des Parcs Naturels Régionaux ;

– la protection par la maîtrise foncière, comme les terrains acquis par le conservatoire du Littoral ;

– la protection au titre de conventions et engagements européens et internationaux, par exemple la désignation des sites « Natura 2000 » ou la protection des zones humides par la Convention de Ramsar.

Cette typologie par les outils de protection ne permet pas de juger de l’intensité des mesures de protection. Par exemple, les sites acquis par le Conservatoire du Littoral peuvent accueillir des activités agricoles dans le cadre de conventions spécifiques qui fixent les droits et obligations des agriculteurs. De même, la chasse est en principe interdite dans le cœur des Parcs nationaux, mais il existe des exceptions, comme dans le Parc national des Cévennes ou dans le Parc des forêts de plaine récemment créé. La pratique de la pêche est également souvent autorisée dans les réserves ou dans les Parcs nationaux. Enfin, on pourrait s’interroger sur le statut des forêts domaniales, qui ne sont pas considérées comme des aires protégées alors qu’elles font l’objet de mesures similaires à celles gouvernant les propriétés du conservatoire du littoral (maîtrise foncière publique, inaliénabilité, régime de gestion imposé).

En outre, une même entité peut mobiliser des types de protection différents : c’est le cas des Parcs nationaux, avec un « cœur de parc » protégé réglementairement et une « zone d’adhésion » gérée selon un dispositif contractuel proche de celui des Parcs naturels régionaux.

[7] Le code de l’environnement mentionne à plusieurs reprises la notion d’aires (ou d’espaces naturels) protégés mais sans la définir de manière générique. On trouve seulement (article L334-1) une liste de dispositifs relevant des « aires marines protégées ».

[8] https://uicn.fr/wp-content/uploads/2016/08/Espaces_naturels_proteges-OK.pdf

[9] https://inpn.mnhn.fr/espace/protege/stats

[10] https://inpn.mnhn.fr/programme/espaces-proteges/presentation

Les catégories de l’UICN

Pour mesurer l’intensité des mesures de protection, l’UICN a proposé en 1994, après divers essais[11], une typologie en six niveaux, qui « correspondent à une gradation des interventions humaines dans les milieux naturels, depuis l’exclusion de toute activité jusqu’à des stratégies de gestion durable de la biodiversité »[12].

Cette classification fondée sur la limitation plus ou moins forte des activités humaines, globalement considérées comme des « perturbations », place donc au sommet la notion de « réserve intégrale », qui avait été promue dès 1912 avec la création de la « réserve » des Sept-Iles pour protéger les macareux, puis en 1927 lors de la création de la réserve naturelle de Camargue qui visait « le respect absolu de la faune et de la flore, c’est-à-dire qui rejette toute activité humaine et limite au maximum les interventions pour laisser la nature évoluer seule, afin de concrétiser un « sanctuaire de la nature » (Luglia, 2016). A l’inverse, elle place en dernier les aires gérées principalement « dans le but d’assurer la conservation de paysages terrestres ou marins et à des fins récréatives » (catégorie V) ou « à des fins d’utilisation durable des écosystèmes naturels » (catégorie VI).

Tableau 2 : Les catégories d’espaces protégés, selon l’UICN

On peut voir dans cette hiérarchie une réminiscence du débat – entamé à la fin du 19ème siècle aux Etats-Unis – entre les tenants de la « préservation » et ceux de la « conservation » de la nature, et incarné par les deux figures de John Muir et Gilford Pinchot (voir Depraz, 2013 ; Luglia, 2019 ; Devictor, 2019). Alors que les premiers préconisent la protection intégrale d’un site vis-à-vis de toute intervention ou utilisation par les humains, au titre de sa valeur intrinsèque de patrimoine naturel, les seconds sont ouverts à une utilisation « durable » des ressources de ce site. On voit que le classement de 1 à 6 de l’UICN reflète un choix implicite, mais clair, en faveur de la position préservationniste de John Muir.

Cette typologie constitue un cadre de référence intéressant mais l’attribution d’un dispositif français à l’une de ces catégories ne va pas sans poser quelques problèmes d’interprétation. Ainsi, Guignier et Prieur (2010) indiquent dans leur étude : « Il est difficile d’établir une correspondance parfaite entre les catégories de gestion établies par l’UICN et les catégories d’espaces protégés français. On peut établir une correspondance générale mais celle-ci ne sera vraiment pertinente qu’au niveau d’un espace spécifique, compte tenu des différences de réglementations, gestion, zonage, etc., d’un espace à un autre malgré une appellation identique ».

[11] Voir Phillips (2004) pour une histoire de ces essais de classification.

[12] http://uicn.fr/wp-content/uploads/2010/11/Espaces_proteges-Partie-7.pdf

Vue de l’Abbaye de Saint Martin du Canigou, dans le Parc Naturel Régional des Pyrénées Catalanes (cat. V pour l’UICN) (cliché A. Teyssèdre).

La notion de « protection forte »

Une autre typologie utilisée en France est celle de « protection forte ». Sans faire l’objet d’une définition explicite, elle était le fondement de la stratégie de création d’aires protégées lancée en 2009[13] et qui visait à porter à 2% du territoire terrestre métropolitain – soit l’équivalent de deux départements « moyens » – les surfaces en « protection forte ». Elle regroupait un sous-ensemble d’outils appartenant tous à la catégorie « protection réglementaire » (Arrêtés préfectoraux de protection, réserves naturelles ou biologiques, cœur des parcs nationaux) qui relèvent plus ou moins des catégories I et II de l’UICN mais avec des exceptions, comme celle des « réserves biologiques dirigées » en forêts, qui relèvent de la catégorie IV[14].

Ce n’est que récemment, dans la nouvelle stratégie des aires protégées pour 2030[15] présentée en janvier 2021, qu’une définition formelle a été proposée : « une zone géographique dans laquelle les pressions engendrées par les activités humaines susceptibles de compromettre la conservation des enjeux écologiques de cet espace sont supprimées ou significativement limitées, et ce de manière pérenne, grâce à la mise en œuvre d’une protection foncière ou d’une réglementation adaptée, associée à un contrôle effectif des activités concernées ».

Cette définition semble proche dans son principe de l’approche de l’UICN fondée sur la limitation des pressions anthropiques, sans que la correspondance avec des catégories UICN ne soit évidente. Elle reste cependant à inscrire dans des textes réglementaires (un décret est prévu).

On notera surtout que cette proposition de définition regroupe une liste de dispositifs plus large que celle utilisée précédemment (voir l’annexe 1 de la stratégie). Ainsi, sous certaines conditions (mise en place d’une « gestion conservatoire », pérennisation de la maîtrise foncière), pourraient être concernés les périmètres de protection des réserves naturelles nationales, les réserves nationales de chasse et de faune sauvage et les sites acquis par le conservatoire du littoral ou par les conservatoires d’espaces naturels. La surface terrestre métropolitaine de ces sites est d’environ 530.000 hectares (données INPN) et leur prise en compte complète conduirait, à elle seule, à une augmentation de 64% des surfaces en protection forte.

S’y ajouterait, selon la stratégie, « la définition d’un outil existant ou nouveau adapté à la protection forte des forêts » qui pourrait concerner de nombreuses surfaces forestières d’ores et déjà en « libre évolution » du fait du caractère non-rentable de leur exploitation économique. Il est ainsi prévu dans le plan d’action 2021-2023 [16] de placer 250.000 hectares de forêts domaniales en protection forte (70.000 en métropole et 180.000 en Guyane, soit respectivement 4,1 et 2,6% des surfaces).

La situation est encore plus problématique pour les milieux marins : la simple prise en compte des périmètres de protection des réserves des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) rajouterait plus d’un million de km2 aux surfaces actuelles en protection forte et permettrait de les augmenter de 150%.

Pour ces différentes raisons, on ne dispose pas aujourd’hui d’une estimation quantitative des surfaces considérées comme étant déjà, selon cette nouvelle définition, en « protection forte » et donc d’un état initial par rapport à de nouveaux objectifs à atteindre. Notons également que l’on ne dispose pas non plus d’une évaluation globale de l’efficacité des mesures de protection au regard de l’objectif énoncé « les pressions engendrées par les activités humaines susceptibles de compromettre la conservation des enjeux écologiques de cet espace sont supprimées ou significativement limitées ».

[13] https://fr.wikipedia.org/wiki/Strat%C3%A9gie_nationale_de_cr%C3%A9ation_d%27aires_prot%C3%A9g%C3%A9es

[14] Voir le bilan 2019 de la SCAP à https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/Leonard_et_al_2019_bilan_SCAP.pdf

[15] https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/DP_Biotope_Ministere_strat-aires-protegees_210111_5_GSA.pdf

[16] https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/plan%20d%27actions%202021-2023%20strat%C3%A9gie%20nationale%20pour%20les%20aires%20prot%C3%A9g%C3%A9es%202030.pdf

Parade de manchots royaux, sur un site des Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF).
(Cliché Tipio, CC BY-SA 4.0)

Les ZNIEFF

Même si elles ne constituent pas en elles-mêmes des espaces protégés, il convient de mentionner pour terminer les ZNIEFF (Zones Naturelles d’Intérêt Écologique, Faunistique et Floristique). Elles constituent en effet un cadre de référence pour la création d’aires protégées.

Lancé en 1982, l’inventaire des ZNIEFF a pour objectif [17] « d’identifier et de décrire, sur l’ensemble du territoire national (métropole et territoires d’outre-mer, milieux continental et marin) des secteurs de plus grand intérêt écologique dans la perspective de créer un socle de connaissance mais aussi un outil d’aide à la décision (protection de l’espace, aménagement du territoire ».

On distingue deux types de ZNIEFF :

– les ZNIEFF de type I : espaces généralement petits, homogènes écologiquement, définis par la présence d’espèces, d’associations d’espèces ou d’habitats rares, remarquables ou caractéristiques du patrimoine naturel régional ; elles peuvent servir de référence pour la mise en place d’aires à protection forte.

– les ZNIEFF de type II : espaces qui intègrent des ensembles naturels fonctionnels et paysagers, possédant une cohésion élevée et plus riches que les milieux alentours.

Terminé en 2016, l’inventaire a identifié près de 20.000 zones couvrant au total 191.000 km2 (Tableau 3). On notera en particulier que 27% du territoire terrestre métropolitain est identifié comme ZNIEFF de type II.

Les surfaces marines concernées sont plus modestes (environ 3.000 km2) et concernent essentiellement des zones côtières de métropole et des DROM.

Tableau 3 : nombre et surface (km2) des ZNIEFF dans les différents types de milieux (données INPN). NB : les surfaces totales des ZNIEFF de type I et de type II ne peuvent être additionnées car certaines ZNIEFF de type I sont incluses dans des ZNIEFF de type II.

Même si cet inventaire des ZNIEFF, initié sans grands moyens et en mobilisant des naturalistes bénévoles, est sans doute imparfait et fait l’objet de critiques (voir par exemple Couderchet et Amelot, 2010), il a servi de référence utile, en particulier pour la désignation des zones de Natura 2000, et continue à être actualisé selon une méthodologie plus rigoureuse, définie en 2016. Par contre, il ne semble pas avoir été pris en compte de manière systématique dans la définition des périmètres des Parcs naturels régionaux : certains d’entre eux, comme les parcs du Morvan, des Bauges ou du Verdon recouvrent en grande partie des ZNIEEF, alors que ces zones sont très minoritaires dans les parcs des Landes de Gascogne ou du Périgord-Limousin.

Globalement, selon l’INPN, 56% de ces ZNIEFF sont aujourd’hui dans des espaces protégés [18]. Cela permet à l’inverse d’estimer, à partir des données des tableaux 3 et 4, que près de la moitié (48%) des surfaces des aires protégées ne correspondent pas aujourd’hui à des ZNIEFF.

[17] https://inpn.mnhn.fr/programme/inventaire-znieff/presentation

[18] https://inpn.mnhn.fr/docs/communication/livretInpn/Livret-espaces-proteges-2019-V2.pdf

Vue de la côte méditerranéenne (Var), dans une ZNIEFF en partie protégée par le Conservatoire du Littoral. (Cliché A. Teyssèdre)

 

Les surfaces protégées : état des lieux

Outre la diversité de leurs statuts, les aires protégées couvrent des surfaces extrêmement variables : de moins de quelques centaines de m2 à plus d’un million de km2 (1,6 million pour la réserve nationale des Terres Australes et Antarctiques Françaises, en incluant son périmètre de protection, soit trois fois la surface terrestre de la France métropolitaine).

La répartition de ces surfaces par classe (figure 1) montre que la plupart de ces aires protégées sont de petite taille : 34% ont une surface inférieure à 10 hectares, 50% ont moins de 25 hectares et seules 29% dépasse le km2 (100 hectares). En outre, leur répartition sur le territoire est assez hétérogène : elles sont beaucoup plus abondantes dans les zones côtières et dans la partie Sud-Est de la France.

Figure 1 : Répartition des 4129 aires protégées recensées par l’INPN
par classe de surface (en hectares)

L’estimation des surfaces totales couvertes par ces aires protégées est complexe car plusieurs dispositifs de protection se superposent parfois sur un même territoire et visent des finalités différentes (protection d’une espèce ou d’un groupe d’espèces, d’un habitat, d’un site…) : par exemple, des réserves ou des sites Natura 2000 peuvent se trouver dans des Parcs nationaux ou régionaux ou dans des sites du conservatoire du littoral. Ainsi, 26% de la surface française terrestre du réseau Natura 2000 et 43% de la surface terrestre métropolitaine des réserves naturelles nationales ou régionales sont dans les territoires de parcs naturels régionaux[19]. Les résultats de ces estimations sont donnés dans le tableau 4 ci-dessous.

Tableau 4 : Estimation de la part (en %) des surfaces couvertes par l’ensemble des dispositifs de protection et par des dispositifs de « protection forte » (au sens de la SCAP). Données : INPN [20]

Terrestre Marin TOTAL
Ensemble Forte Ensemble Forte Ensemble Forte
Métropole*** 25,9 1,5 48,3 0,44 34,6 1,08
DROM* 52,4 27,6 33,1 17,1 35,6 17,4
Autres Outre-mer** 35,4 32,9 32,9
TOTAL 29,9 6,2 33,5 15.7 33,2 14,4

* DROM = Guyane, Martinique, Guadeloupe, Réunion, Mayotte.   **Autres Outre-mer = essentiellement Terres australes. La Polynésie française et la Nouvelle Calédonie ne sont pas incluses dans l’inventaire INPN car il dispose d’une réglementation spécifique. *** Les chiffres des surfaces totales (Ensemble) pour la métropole sont légèrement différents de ceux rapportés par la France à l’Union européenne pour 2019 (portail BISE) qui sont 26,98% pour le territoire terrestre et de 35,58% pour le territoire maritime.

On constate que les estimations sont très variables selon les milieux et les territoires :

– l’ensemble des protections couvrent 33,2% du territoire mais ce chiffre varie entre 25,9% pour les territoires terrestres métropolitains et 52,4% pour les territoires terrestres des DROM (du fait principalement du Parc amazonien de Guyane).

– le niveau de protection forte est globalement de 14,4% mais il varie de 0,44% (milieux marins métropolitains) à 27,6% (milieux terrestres d’outre-mer).

[19] https://www.parcs-naturels-regionaux.fr/les-enjeux/biodiversite/les-parcs-territoires-de-biodiversite

[20] https://inpn.mnhn.fr/docs/communication/livretInpn/Livret-espaces-proteges-2019-V2.pdf et https://inpn.mnhn.fr/espace/protege/stats

Les engagements de la France

L’objectif énoncé en 2019 par le Président de la République, et repris par la SAP[21], porte sur l’ensemble du territoire national terrestre et marin, sans distinguer ces deux ensembles ni les surfaces métropolitaines et celles des outre-mer. La stratégie précise seulement que « chaque territoire (régions), façade maritime et bassin ultra-marin se fixera des cibles progressives de développement des aires protégées dont des zones de protections fortes d’ici 2030 ».

Les surfaces concernées

Compte-tenu des données actuelles présentées précédemment, deux situations très différentes se présentent pour ces deux objectifs de 30% et 10%. Nous rappelons tout d’abord dans le tableau 4 [22] les différentes surfaces potentiellement concernées par ces engagements.

Tableau 4 : surfaces terrestres (estimation IGN) et maritimes (ZEE, estimation SHON) du territoire national en milliers de km2

  Terrestre Maritime TOTAL
Métropole 551,7 349 900,7
DROM 89,5 625 714,5
Polynésie et Nlle Calédonie 22,7 6168 6190,7
Outre-mer autres 8,2 3022 3030,2
TOTAL 672,1 10164 10836,1

On remarque que, si le territoire métropolitain représente 82% des surfaces terrestres nationales, l’essentiel des surfaces maritimes (96%) se situe en revanche dans les outre-mer, en particulier dans les territoires de Polynésie française et de Nouvelle-Calédonie (60% du total).

[21] https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/plan%20d%27actions%202021-2023%20strat%C3%A9gie%20nationale%20pour%20les%20aires%20prot%C3%A9g%C3%A9es%202030.pdf

[22] https://fr.wikipedia.org/wiki/Superficie_de_la_France

Cas de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie

Du fait de leurs compétences propres dans le domaine de l’environnement, on peut se demander si les engagements de la France incluent ou non ces territoires de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie. Le tableau 5 présente les informations sur les surfaces protégées dans ces territoires. En ce qui concerne la Polynésie, nous avons intégré « l’ aire marine gérée » (Te tainui Atea) de 4,56 millions de km2 créée en 2018 par la collectivité territoriale, et que l’on peut assimiler à un parc naturel marin. Pour ces territoires, nous n’avons indiqué que la surface totale des dispositifs de protection, sans distinguer les aires en protection forte, qui supposerait une analyse précise des différents dispositifs de protection utilisé par ces collectivités.

Tableau 5 : Surfaces protégées de la Polynésie française et de la Nouvelle Calédonie (Source : https://inpn.mnhn.fr/docs/communication/livretInpn/Livret-espaces-proteges-2019-V2.pdf)

Territoire Surfaces terrestres Surfaces marines
Totales Protégées % Totales Protégées %
Polynésie Française 4167 82 2 4.804.000 4.557.425 94,9
Nouvelle Calédonie 18576 3187 17,1 1.364.000 1.312.169 96,2
TOTAL 22743 3269 14,4 6.168.000 5.870.881 95,2

On constate que le taux de protection des milieux terrestres (14,4%) est plus faible que celui du reste du territoire national (29,9%). Cependant, l’intégration de ces territoires dans le calcul global n’affecte que très faiblement cette dernière estimation, qui reste proche de 30% (29,3%).

La question est différente pour les milieux marins, du fait de l’ampleur des surfaces concernées et d’une protection quasi-totale de ces surfaces. La France pourrait revendiquer d’ores et déjà, en les intégrant, un taux de protection de plus de 70% (au lieu de 33%) de ses surfaces maritimes !

L’engagement des 30% (d’aires protégées)

Si l’engagement français porte pour le moment sur l’ensemble du territoire, nous avons vu que L’Union Européenne a distingué les deux aspects terrestre et marin dans sa stratégie pour 2030 [23] : « au moins 30 % de la superficie terrestre et 30 % de la superficie marine de l’Union devraient être protégés ». Il est donc vraisemblable que notre pays devra se conformer à cet objectif, que l’Union porte d’ailleurs au niveau international dans le cadre de la future stratégie en cours de discussion. Selon la base de données BISE (Biodiversity Information System for Europe [24]), les valeurs pour 2019 pour l’ensemble de l’Europe seraient respectivement de 26% pour la superficie terrestre et de 11% pour la superficie maritime.

Par rapport à ces objectifs européens, on peut considérer que, pour la France :

– l’objectif de 30% est pratiquement atteint sur le territoire terrestre. Il est même déjà dépassé dans les outre-mer. Sur le territoire métropolitain, la création en 2020 du Parc national des forêts de plaine a permis de franchir la barre des 26% et Il suffirait par exemple de la création d’une dizaine de parcs naturels régionaux (10 ont été créés de 2010 à 2020 et de nombreux sont en projet) pour atteindre ce chiffre de 30%.

– cet objectif de 30% est déjà dépassé dans les milieux marins, tant en métropole que dans les Outre-mer. Il ne constitue donc pas un objectif pour la France mais sera peut-être évoqué par rapport à l’objectif européen. En effet, la ZEE française, avec ses 10 millions de km2, représente plus de la moitié de celle de l’Union européenne post-Brexit (19 millions de km2) et pourrait contribuer à remplir à elle-seule l’objectif européen d’atteindre 30% : En intégrant les ZEE de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie, la France apporterait en effet plus de 7 millions de km2 d’aires marines protégées.

[23] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?qid=1590574123338&uri=CELEX%3A52020DC0380

[24] https://biodiversity.europa.eu/countries

L’engagement des 10% (en protection forte)

La situation est plus complexe dans ce domaine. En effet notre pays, avec une surface en protection forte de plus de 700.000 km2 (soit plus que la surface terrestre de la métropole) peut afficher d’ores et déjà un taux global de protection forte supérieur à l’objectif des 10% (plus de 14%, cf. tableau 3). Cependant, cette valeur élevée repose pour l’essentiel sur deux entités :

– La réserve naturelle nationale des TAAF, qui représente à elle seule 94% de ces surfaces en protection forte (et 99% des surfaces marines protégées) ;

– le cœur du parc amazonien de Guyane, qui, avec plus de 20.000 hectares, représente 49% des surfaces terrestres protégées.

L’écart est donc majeur entre la métropole et les Outre-mer.

Les Outre-mer, avec des taux de protection forte de 28% pour le domaine terrestre et de 17% pour le domaine marin, dépassent en effet largement l’objectif des 10%. En outre, le plan d’action 2021-2023 [25] (Objectif 1, mesure 2) prévoit de nombreuses mesures dans ces territoires (transformation du Parc naturel marin des Glorieuses en réserve naturelle nationale, extension de la réserve des TAAF et intégration éventuelle de son périmètre de protection dans le calcul de la protection forte, mise en protection de 180.000 ha de forêt guyanaise…) qui vont encore augmenter ces taux de protection déjà élevés.

Par contre, les territoires métropolitains ont un taux de protection forte global qui dépasse à peine 1% (1,5% pour le terrestre et 0,5% pour le marin) et les mesures prévues par le plan d’action (création ou extension d’une trentaine de réserves, mise en protection forte de 70.000 ha de forêts…) ne semblent pas susceptibles de modifier ces chiffres de manière conséquente. On rappellera que la précédente stratégie de création d’aires protégées pour 2010-2019, qui ne concernait que le territoire métropolitain terrestre, avait comme objectif d’atteindre 2% mais n’y est pas parvenu. Ce taux n’est passé que de 1,22% en 2010 à cette valeur de 1,51% pour 2019.

La question se pose particulièrement pour les milieux marins, dès lors que la notion de protection forte pourra difficilement intégrer la poursuite d’une pêche commerciale (qui peut rester admissible dans les aires protégées « au sens large », si elle s’appuie sur une gestion durable des stocks). Dans le difficile contexte post Brexit de la pêche française, il semble peu probable de voir se développer de nouvelles aires en protection forte, d’autant plus que, d’ores et déjà, des oppositions à cette extension se font entendre [26].

L’une des questions sous-jacentes pour évaluer cet objectif, et qui reste en suspens, est la définition évoquée plus haut de la protection forte, sur laquelle il est utile de revenir.

[25] https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/plan%20d%27actions%202021-2023%20strat%C3%A9gie%20nationale%20pour%20les%20aires%20prot%C3%A9g%C3%A9es%202030.pdf

[26] Voir par exemple https://lemarin.ouest-france.fr/secteurs-activites/peche/39817-tribune-luicn-prepare-la-grande-expulsion-des-pecheurs

Quelle protection pour les milieux marins ? (Cliché A. Teyssèdre)

 

Quelle définition de la protection forte ?

Cette question a plusieurs dimensions :

– On notera tout d’abord que l’Union européenne parle de « protection stricte ». Ce terme ne fait pas encore l’objet d’une définition précise : la Stratégie de l’UE indique seulement que « protection stricte ne signifie pas nécessairement une interdiction d’accès mais vise à permettre le libre développement des processus naturels afin de respecter les exigences écologiques du milieu » [27] et qu’un travail est en cours pour « parvenir à une définition concertée pertinente pour le contexte européen ».

– Au niveau national, outre la notion fondatrice de protection « intégrale » déjà évoquée, d’autres notions ont émergé comme celle de « libre évolution » [28], de « réensauvagement «  [29] ou encore de « pleine naturalité » (terme introduit par l’annonce du Président de la République en 2019). Elles n’ont pas non plus été encore définies réglementairement mais certaines font l’objet d’initiatives concrètes. On citera par exemple le réseau FRENE (FoRêts en Evolution NaturellE) qui, dans la Région Auvergne-Rhône- Alpes, regroupe près de 30.000 hectares de forêts publiques et privées (soit plus de 1% des forêts) sur la base d’engagements volontaires [30], les « réserves de vie sauvage® » de l’ASPAS, qui couvrent environ 1200 hectares et se réclament du principe de « libre évolution »[31] ou la proposition de l’association Francis Hallé de recréer des forêts « primaires » en mettant 70.000 ha de forêts européennes « en libre évolution »[32]

– Enfin, nous avons vu que la notion de protection forte évoquée par la nouvelle stratégie des aires protégées doit faire l’objet d’un décret, mais que son enveloppe sera a priori beaucoup plus large que celle de la précédente stratégie.

Il conviendra donc de suivre ce dossier, sachant qu’une partie notable des progressions futures des aires en protection forte pourra être atteinte via ces seules modifications de la terminologie, sans renforcement ou création de nouvelles aires protégées.

[27] On pourra s’interroger sur le sens à donner à cette notion « d’exigences écologiques du milieu ».

[28] Voir par exemple Génot (2020).

[29] Voir https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/08/13/le-reensauvagement-une-vision-de-la-protection-de-la-nature-qui-gagne-du-terrain-en-europe_5499003_3244.html

[30] https://files.geo.data.gouv.fr/link-proxy/www.datara.gouv.fr/2020-05-20/5ec473bd658210bbf4fe203a/frene-presentation31122019.pdf

[31] https://aspas-reserves-vie-sauvage.org/

[32] Voir https://www.foretprimaire-francishalle.org/le-projet/

Les engagements mondiaux

Comme indiqué en introduction, l’objectif de protéger 30% des espaces terrestres et marins semblent maintenant faire partie de l’agenda international. Quelle est la situation actuelle et quelle est la pertinence de cet objectif ?

Sur le premier point, indiquons tout d’abord que, si la notion d’aires protégées est assez bien stabilisée au sein de l’Union européenne, il n’en est pas de même au niveau international et que cette définition fait actuellement l’objet de négociations. Comme nous l’avons vu, la définition et la classification par l’UICN des espaces protégés est un cadre de référence souvent cité mais non reconnu formellement par tous les Etats signataires de la Convention sur la Diversité Biologique.

Selon ses critères, L’UICN estime [33] que 15% des surfaces terrestres et 8% des océans sont aujourd’hui couverts par des aires protégées. Les objectifs définis en 2010 à la Conférence de Nagoya, d’atteindre en 2020 des valeurs de 17% pour les surfaces terrestres et de 10% pour les océans, n’ont donc pas été réalisés. C’est pourquoi un objectif de 30% au niveau mondial pour 2030 apparaît extrêmement ambitieux, voire irréaliste.

Par ailleurs et surtout, on peut s’interroger sur la pertinence et les fondements scientifiques de cette valeur de 30%. En effet, au niveau mondial, on dispose de diverses estimations des surfaces qu’il conviendrait de protéger. La plus connue est celle du biologiste américain Edward O. Wilson qui, dans son ouvrage Half Hearth (2017) proposait de dédier 50% des surfaces de la planète à la préservation des espèces, ce qui, selon lui, permettrait de conserver au moins 85% de la biodiversité Il s’appuyait sur un modèle empirique reliant l’augmentation du nombre d’espèces observées sur un territoire à la taille de ce territoire (la relation aire-espèces), et sur le choix d’un faible exposant z (voir l’annexe).

On trouvera en annexe une brève présentation de ce modèle et des critiques qu’il a suscitées, les principales étant que :

– sur un plan théorique et statistique, ce modèle ne peut être utilisé pour prédire, à l’inverse, la disparition d’espèces quand un territoire se réduit. Selon He & Hubbell (2011), il surévalue de manière importante ce phénomène ;

– l’exposant z, souvent assimilé à une constante, dépend des taux de spéciation et d’immigration, qui peuvent varier largement selon les taxons et l’isolement géographique (cf. Rosenzweig, 2001 ; Hubbell, 2001) ;

– ce modèle ne donne pas d’échéance temporelle aux extinctions prévues ;

– il considère que les surfaces en dehors des aires protégées sont des « déserts biologiques » et donc que les espèces ne peuvent survivre que dans ces aires ;

– L’érosion de la biodiversité ne peut être assimilée à la seule disparition d’espèces, et des phénomènes comme la réduction de taille de populations et la modification de la composition des communautés sont également à prendre en compte (voir par ex. Teyssèdre 2004 ; Perreira & Daily 2006) ;

– de façon plus générale, ce modèle est « neutre » sur le plan écologique et démographique : il considère que toutes les espèces composant une communauté sont également adaptées aux conditions locales (i.e., ont la même valeur sélective, cf. Hubbell, 2001) et répondent de la même manière à la fragmentation et la transformation de leurs habitats. Or ce n’est pas le cas : les espèces spécialistes, par exemple, sont plus vulnérables à ces changements que les généralistes (voir par ex. Devictor et al. 2009, Teyssèdre & Robert, 2014, et les Regards R16 et R80a).

– enfin, sur un plan pratique, ce modèle ne définit pas une norme à respecter, mais seulement une « courbe de réponse ». La définition de l’érosion « acceptable » de la biodiversité reste à établir avec d’autres approches et le modèle permet seulement d’estimer la surface d’aires protégées nécessaire pour se limiter à cette érosion acceptable.

Compte tenu de ces nombreuses critiques, il convient donc, malgré le caractère médiatiquement porteur de cet objectif de 50%, de le prendre plus comme une proposition à débattre que comme une conclusion scientifique incontestable.

Vue de l’Etang noir, PNR des Pyrénées catalanes (cliché A. Teyssèdre)

Plusieurs études empiriques sont également disponibles pour définir cet objectif « ultime ». Au niveau terrestre, une importante étude scientifique récente (Dinerstein et al., 2020) évalue à 46% la proportion des aires qu’il serait nécessaire de protéger pour préserver la biodiversité. Cette proportion serait de 36% pour notre pays (à comparer à la valeur actuelle de 29,9%)

Au niveau marin, une synthèse de 144 publications scientifiques effectuées par O’Leary et al. (2016) estime à 37% en moyenne les surfaces marines devant être placée en protection forte pour assurer une protection efficace de la biodiversité [34] (en particulier en interdisant la pêche), à comparer à la valeur actuelle de quelques %.

Cependant, deux faiblesses de ces études sont à souligner :

Elles font l’hypothèse que les aires protégées, tant les actuelles que celles qu’il faudrait créer, sont et seront protégées de manière « efficace », alors que, dans la pratique, cette hypothèse était loin d’être vérifiée et que de nombreuses études dénoncent les aires protégées « de papier ». Ainsi, une étude du CNRS[35] portant sur plus de 1000 aires protégées en méditerranée montre qu’elles couvrent environ 6% de la surface totale du bassin mais que la protection effective des ressources ne concerne que 0,23% de ces surfaces (et voir le Regard R76 de F. Ducarme).

– Inversement elles supposent, comme nombre des travaux cités ci-dessus, que les espaces « non protégés » ne peuvent jouer aucun rôle dans la protection de la biodiversité alors que de nombreuses espèces peuvent y perdurer (e.g., Teyssèdre, 2004).

[33] On trouvera l’inventaire UICN des aires protégées des différents pays du monde à https://www.protectedplanet.net/en/search-areas?geo_type=country&filters%5Bdb_type%5D%5B%5D=wdpa

[34] « Results consistently indicate that protecting several tens-of-percent of the sea is required to meet goals (average 37%, median 35%, modal group 21–30%), greatly exceeding the 2.18% currently protected and the 10% target ».

[35] https://buzzterre.com/2020/05/06/aires-marines-protegees-mediterranee-cnrs/

 

Conclusions et perspectives

Des objectifs « ultimes » à préciser

Les objectifs européens et nationaux d’atteindre 30% d’aires protégées sur terre et en mer, dont un tiers en protection forte, témoigne d’une volonté de renforcer la protection de la biodiversité que l’on ne peut que saluer. Cependant, comme nous venons de le voir, ces chiffres de 10 et 30% sont des objectifs politiques qui ne reposent pas sur un recensement des aires à protéger ou sur une théorie scientifique sous-jacente qui fixerait des valeurs minimales à atteindre. Nous avons vu notamment que l’inventaire des ZNIEFF n’avait pas servi de référence générale pour la création d’aires protégées ; de même, une étude récente du Muséum national d’histoire naturelle (Leveque et Witte, 2019) estime que 5% de notre territoire terrestre métropolitain présentent des enjeux de biodiversité importants sans pour autant être couverts par des espaces de protection forte.

On peut prendre l’exemple de la stratégie des aires protégées de notre pays (SNAP)[36], publiée en janvier 2021. Celle-ci reprend ces objectifs de 10 et 30% pour 2030 (nous avons vu qu’ils étaient déjà quasiment atteints), mais d’une part ne les situe pas dans une vision à long terme et, d’autre part, ne définit des actions concrètes que pour la période 2021-2023, les actions ultérieures étant renvoyées à l’élaboration de plans d’actions locaux.

Il serait donc nécessaire de préciser, au moins pour notre pays et pour l’Union européenne, la cartographie des espaces qu’il apparaît nécessaire de protéger à long terme (2050) et les niveaux de protection à mettre en œuvre dans chacun d’eux.

[36] Voir https://ofb.gouv.fr/la-strategie-nationale-pour-les-aires-protegees

Un objectif de 30% à promouvoir avec prudence au niveau international

L’objectif européen et national d’atteindre 30% d’aires protégées d’ici 2030 (voire 2022 pour notre pays) apparaît d’ores et déjà quasi-atteint, tant dans les milieux terrestres que marins. La dynamique actuelle, en particulier la création de Parcs naturels régionaux, désormais à l’initiative des Régions, devrait suffire à le réaliser. L’objectif pour l’Europe, et pour notre pays, est donc aujourd’hui beaucoup plus qualitatif, à savoir de s’assurer de l’efficacité des mesures de protection mises en place dans ces espaces, et de les renforcer si nécessaire.

En revanche, on peut s’interroger sur la crédibilité, voire la pertinence de viser un tel objectif au niveau mondial, qui conduirait à doubler la surface des aires terrestres et à tripler celle des aires marines protégées, tout en assurant une protection effective de la biodiversité dans ces aires. Le risque d’atteindre cet objectif de 30% via une définition « allégée » de la notion d’aire protégée n’est pas à négliger. Outre que l’effet réel de protection de la biodiversité dans ces zones pourrait s’avérer insignifiant, cette définition allégée pourrait conduire à des effets pervers dans notre propre pays, voire à la remise en cause des engagements existants dans les zones actuellement protégées.

En outre et surtout, la dimension sociale de la création de ces aires, les inégalités réelles qui ont accompagné par le passé la création de certaines d’entre elles et qu’on ne peut exclure pour l’avenir, y compris dans notre pays, incitent à la prudence dans la promotion de cet objectif, alors que des voix se font entendre pour souligner les effets potentiellement néfastes d’une telle extension sur les populations locales et leurs ressources [37]. Nous renvoyons en particulier à l’ouvrage de Guillaume Blanc (2020) pour une analyse critique de l’histoire de la création d’aires protégées sur le continent africain.

[37] Voir par exemple https://oneplanete.com/actualite-en-continu/comprendre-le-mirage-vert-du-projet-des-30-daires-protegees/, la position du WRM (Mouvement Mondial pour les Forêts Tropicales) https://wrm.org.uy/fr/les-articles-du-bulletin-wrm/section1/qui-protege-les-aires-protegees-et-pourquoi/ et l’article de Jeune Afrique https://www.jeuneafrique.com/1187952/societe/environnement-lobjectif-de-30-daires-protegees-en-afrique-inquiete/

10 % de protection renforcée : un objectif encore très flou

En ce qui concerne les 10% de protection forte, objectif actuellement limité à l’Union européenne et à notre pays, il est clair que, si l’on prend à la lettre les textes que nous avons cités, ces 10% devraient se situer au sein des 30%. Il conviendrait donc de s’assurer tout d’abord de la situation actuelle : de nombreuses aires protégées « fortes » (comme certaines réserves naturelles ou biologiques) ne sont-elles pas en dehors de ce périmètre ? Dans ce cas, faut-il chercher à les insérer dans des dispositifs relevant des 30% ?

Sur un plan quantitatif, nous avons vu que notre pays pouvait dès maintenant affirmer que cet objectif de 10% était globalement atteint, mais qu’un écart considérable existait entre la métropole et les Outre-mer, écart qui risquait de s’accentuer à l’avenir. Notre pays se contentera-t-il de ce résultat global ou développera-t-il, en lien avec les collectivités concernées, des politiques ambitieuses dans chaque territoire ? Ira-t-on vers une création effective de nouvelles aires protégées ou ces politiques seront-elles en grande partie réalisées par de simples modifications de terminologie ?

Sur un plan social, il faut souligner, comme précédemment, que la création éventuelle d’aires protégées « fortes » au sein d’aires plus vastes en protection « contractuelle » pourra créer des tensions compréhensibles, en particulier lorsque le consensus social sur la manière de gérer les ressources et les activités au sein de ces zones à protection contractuelle est encore récent et fragile. Nous pensons en particulier au cas déjà évoqué des aires marines protégées de notre pays (le premier parc naturel marin n’y a été créé qu’en 2007) : y imposer par voie réglementaire des mesures de protection forte sans concertations approfondies sur le bien-fondé de ces mesures risque d’y conduire à une remise en cause globale et durable de toute protection.

L’objectif « 10-30-70 » : une nécessaire remise en cause ?

Dès lors que les objectifs quantitatifs annoncés sont globalement atteints ou en passe de l’être, la question stratégique est maintenant d’assurer la cohérence et l’efficacité globale des actions à mener, non seulement dans les 30% d’aires protégées, dont 1/3 (soit 10% du territoire total) en protection forte, mais aussi dans les 70% restants de notre pays, sachant que ces proportions varieront de manière importante d’un territoire à l’autre.

Cela suppose :

de réaliser des analyses territoriales, aux différentes échelles spatiales, de ce qui peut être fait – en tenant compte des aspects écologiques mais aussi socio-économiques – par des surfaces en protection forte, par d’autres aires protégées et dans le reste d’un territoire donné ;

– ne pas se contenter de cette classification à trois niveaux et d’insérer dans les règles de gestion de ces différents territoires des dispositions assurant une complémentarité globale. Il s’agirait en quelque sorte de généraliser le principe de « solidarité écologique » qui prévaut dans les relations entre le cœur d’un parc national et son aire d’adhésion [38] ; En outre, cette analyse pourra être différente selon les pratiques, les espèces et les socio-écosystèmes concernés : la problématique de la pêche en mer ne peut se gérer comme celle de la gestion durable de la diversité forestière ou comme celle de la conservation des zones humides.

de pouvoir revisiter régulièrement ce dispositif pour tenir compte des évolutions observées, en particulier sous l’effet des dérèglements climatiques ;

de veiller à la mise en place, au maintien et à l’amélioration éventuelle des continuités écologiques (trame verte et bleue) au sein de ce dispositif global, en s’assurant en particulier de leur fonctionnalité.

C’est donc à une véritable planification à long terme, adaptée à la diversité de situations, que nous appelons, à l’image de l’action menée depuis plus de 50 ans par les agences de l’eau pour améliorer la qualité des eaux et des milieux aquatiques.

[38] Voir http://www.forets-parcnational.fr/fr/download/file/fid/285

Rivière d’Alsace et ripisylve (cliché B. Chevassus-au-Louis)

——

Annexe
La relation aire-espèces
et l’effet de la réduction de la taille de l’habitat

L’observation empirique d’une augmentation du nombre d’espèces recensées avec la surface étudiée a été modélisée pour la première fois par le chimiste suédois Olof Arrhenius en 1921. Il a proposé de considérer qu’il existait une relation puissance entre ces deux variables, d’où l’équation « aire-espèces » dite « Loi d’Arrhenius » :

S = c Az

S étant le nombre d’espèces et A l’aire ou surface considérée. L’exposant z est à déterminer empiriquement, ou peut être inféré par modélisation numérique (e.g. Hubbell, 2001). De nombreux travaux ont été consacrés à l’étude et à l’estimation de cet exposant, qui dépend principalement des taux de spéciation et de dispersion des individus dans la communauté écologique considérée (cf. Rosenzweig, 1995, Durrett & Levin, 1996, Hubbell, 2001).

Sur la base de ces études, il est généralement admis que cet exposant z est compris entre 0,20 et 0,33, tout au moins en ce qui concerne les communautés régionales ou insulaires peu isolées. [En effet, comme souligné par A. Teyssèdre [39], les valeurs mesurées ou modélisées de l’exposant z sont supérieures à 0,5 lorsque les territoires comparés sont des provinces biogéographiques, telles que des archipels isolés ou des continents (e.g. Rosenzweig, 1995, Hubbell, 2001, Triantis et al., 2015, Matthews et al., 2019).]

La figure 2 donne deux exemples de cette relation, chez les oiseaux (z = 0,22) et chez les plantes (z = 0,27).

[39] Voir aussi la note du 28 décembre 2021, dans le forum de discussion de ce Regard.

Figure 2 : Relation entre la taille du site (en km2) et le nombre d’espèces. A gauche : oiseaux des îles méditerranéennes (Blondel in Barbault, 1994). A droite : espèces végétales natives dans 104 sites à travers le monde (Lonsdale, 1999).

 

La validité et les limites de cette relation de proportionnalité ont fait l’objet de diverses critiques théoriques que nous ne détaillerons pas (voir par exemple Marcon, 2015), mais c’est surtout la pertinence de son application à l’érosion de la biodiversité qui fait débat.

En effet, cette relation a été reprise dans les années soixante par la « théorie insulaire » de Mac Arthur et Wilson (1963) et Wilson l’a ensuite appliquée, dans son ouvrage « Half Earth » à l’effet d’une réduction de la taille d’un habitat (la planète en l’occurrence) à la disparition des espèces qui y vivent. La figure 3 présente, pour différentes valeurs de z, les estimations du pourcentage d’espèces conservées en fonction de la surface résiduelle de l’habitat.

On observe que la proposition de Wilson de conserver 50% de la planète en espaces protégés permet effectivement de conserver entre 80 et 87% des espèces. On observe également que, au moins pour des réductions de surface pas trop drastiques, les variations de z dans l’intervalle 0,20-0,33 ne modifient que faiblement la proportion d’espèces conservées.

Mais on observe aussi que des taux de protection plus faibles ne se traduisent pas par des résultats très inférieurs : le taux de 30% envisagé actuellement permet, selon ce modèle, de conserver entre 67 et 79% des espèces. On peut donc se demander si les efforts considérables qui seraient nécessaires pour atteindre ce taux de 50% seront considérés comme légitimes.

Mais surtout, ce modèle a été critiqué à la fois sur le plan empirique et sur le plan théorique.

Figure 3 : Estimation du pourcentage d’espèces conservées en fonction de la surface résiduelle de l’habitat et de la valeur du paramètre Z

Sur le plan empirique, différentes études de milieux dont la taille avait été réduite ont montré que le nombre d’espèces encore présentes restait très supérieur aux prévisions théoriques (voir références dans He et Hubbell, 2011). Ainsi, Pimm et Askins (1995) montre que seules 4 des 160 espèces d’oiseaux considérées comme « forestières » ont disparu aux USA entre 1600 et 1872, alors que les surfaces forestières ont été réduites de moitié. Ils attribuent ce résultat au fait que ces espèces ne sont pas « strictement » forestières et ont pu survivre dans d’autres milieux. Pour expliquer cet écart, Tilman et al. (1994) ont introduit la notion de « dette d’extinction » : les espèces n’ont pas encore disparu, mais la réduction de leur effectif ou de leur habitat fait qu’elles sont condamnées à une extinction à plus ou moins brève échéance (voir par exemple Rybicki et Hanski, 2013). L’un des problèmes est que les modèles ne permettent pas d’estimer cette échéance et donc de valider cette hypothèse.

Mais surtout, sur un plan théorique, He et Hubbell (2011) ont montré que la courbe d’augmentation du nombre d’espèces observées en fonction de la surface étudiée (courbes de « saturation »), utilisée notamment par Wilson, ne pouvait être utilisée pour faire des prédictions inverses : la courbe de « raréfaction » (probabilité de ne plus observer au moins un individu de l’espèce) nécessite des réductions beaucoup plus drastiques des surfaces pour faire disparaître des espèces. Il ne serait donc nullement nécessaire de faire appel à la notion de « fardeau d’extinction » – que He et Hubbell considèrent comme un « artefact d’échantillonnage » – pour expliquer cet écart entre les données empiriques et le modèle utilisé par Wilson. Le paramètre Z de ces courbes de raréfaction pourrait être jusqu’à 2,5 fois inférieur à celui des courbes de saturation et serait donc de l’ordre de 0,1. Dans ce cas, il suffirait de protéger 20% des surfaces pour obtenir le même résultat que celui proposé par Wilson, à savoir conserver environ 85% des espèces.

Une autre critique faite à cette approche a été de se limiter à étudier la disparition des espèces comme critère d’érosion de la biodiversité, alors que la réduction de la taille des populations et la modification éventuelle de la proportion des espèces au sein des écosystèmes peut conduire également à la réduction des fonctions écologiques et des services qui en dépendent (cf. Teyssèdre, 2004). C’est ce que soulignent notamment Mendenhall et al. (2012), qui ajoutent une autre objection : les aires protégées ne sont pas des îles, des oasis de vie dans un désert biologique (« Noah’sArks floating in a hostile flood of human enterprise ») et de nombreuses espèces peuvent s’adapter à ces milieux anthropisés et y perdurer.

On voit donc que, même si elle a fait l’objet d’une grande audience médiatique, cette thèse de « Half Earth » doit être considérée avec une certaine réserve.

Remerciements

Nous remercions sincèrement Anne Teyssèdre pour ses critiques constructives et ses amendements très pertinents à cet article (ainsi que pour l’illustration et la mise en page de ce Regard!).

Bibliographie

Regards connexes

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Regard édité et mis en ligne par Anne Teyssèdre. Une version plus courte et simplifiée de cet article paraîtra dans le prochain Courrier de la Nature, en janvier 2022.

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