La Société Française d’Ecologie (SFE) vous propose cette semaine le regard de François Sarrazin (CESCO) et Jane Lecomte (ESE).

MERCI DE PARTICIPER à ces regards et débats sur la biodiversité en postant vos commentaires et questions sur les forums de discussion qui suivent les articles; les auteurs vous répondront.

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Peut-on dépasser l’anthropocentrisme dans nos regards sur la biodiversité ?

François Sarrazin(1) et Jane Lecomte(2)

(1) Professeur UPMC au CESCO, UMR7204 MNHN-CNRS-UPMC, sarrazin@mnhn.fr
(2) Professeur de l’Université Paris Sud au laboratoire ESE, UMR8079 UPSud-CNRS-AgroParisTech, jane.lecomte@u-psud.fr

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Mots clefs : évolution, éthique, valeurs intrinsèque de la biodiversité,  valeur instrumentale de la biodiversité,  développement soutenable, phénotype, valeur sélective, démographie, bien-être humain, services écosystémiques

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Introduction

Dans un récent regard (n°51), R. Barbault et A. Teyssèdre s’interrogeaient sur l’aveuglement et la surdité des sociétés modernes face à l’érosion de la biodiversité et ses conséquences. Force est de constater que malgré de nombreux constats et alarmes, les actions de conservation de la biodiversité butent sur de nombreuses controverses. Faut-il conserver la biodiversité ? Pourquoi ? Pour qui ? Peut-on et doit-on conserver la biodiversité tout en nourrissant une population croissante d’individus qui ont une demande de bien être elle-même croissante ? Faut-il conserver la biodiversité pour elle-même ou pour les services qu’elle nous rend ? Faut-il conserver les individus, espèces, populations, communautés ou écosystèmes, la biodiversité remarquable ou ordinaire, commune ou rare ?

L’essence de ces controverses concerne les interactions entre l’Homme et la biodiversité, ou, dit autrement, entre humains et non-humains. Ces interactions sont le plus souvent perçues comme issues de trajectoires humaines, culturelles, sociales et économiques. Au cœur de ces réflexions, la question des valeurs attribuées à la biodiversité apparait de plus en plus prégnante que cela soit au niveau international (IPBES, CDB, TEEB, etc) ou national (FRB, HCB, espaces protégés, etc ; voir Maitre d’Hôtel & Pelegrin 2012, Guiral, 2013, Milanovic 2014). Parmi ces valeurs, la valeur intrinsèque est la valeur de ce qui est une fin en soi. L’éthique environnementale (Callicot & Frodeman 2010) définit la valeur intrinsèque de la biodiversité non-humaine comme une valeur non anthropocentrée. La valeur intrinsèque apparait cependant très souvent difficile à définir ou, pour certains, inopérante pour la conservation de la biodiversité comparativement aux différences formes de valeur instrumentale qui considèrent la biodiversité comme un ensemble de ressources pour l’Homme. Au sens très large du terme, cette approche « ressources », anthropocentrée, a trouvé un cadre conceptuel avec l’émergence de la notion de service écosystémique (regard n°4). L’anthropocentrisme semble être un horizon indépassable, au moins d’un point de vue pragmatique, pour répondre aux enjeux actuels d’érosion de la biodiversité.

Toutefois, au-delà des enjeux culturels et économiques des représentations de la biodiversité, les interactions entre humains et non-humains ont aussi des racines ancrées dans l’histoire évolutive de la biodiversité. Or, paradoxalement, l’étude des interactions entre humains et non-humains s’appuie généralement sur la vision d’une humanité qui aurait une origine complètement extérieure à cette histoire. Il nous apparait donc nécessaire de dépasser cet obstacle épistémologique pour prendre du recul et porter un nouveau regard sur ces interactions entre humains et non-humains. Eloignons nous de nos points de vue habituels, quittons le court terme pour le temps long passé et à venir. Et explorons ensemble ce qui peut-être est le cœur de ce qui nous constitue : notre relation au reste du vivant.

Valeur sélective, phénotype, bien-être humain et impact environnemental

Pour rappel, du point de vue des sciences de l’évolution, tous les organismes constituant la biodiversité sont d’abord des vecteurs de transmission de gènes. L’efficacité de cette transmission est mesurée de manière relative par la valeur sélective (ou fitness, Heams et al. 2009), via la multiplication des gènes et des individus qui les portent. La valeur sélective peut être définie par le nombre de descendants viables et fertiles qu’engendre en moyenne chaque individu d’un génotype donné. Elle traduit la capacité qu’a l’information génétique à se répandre dans les populations et donc dans l’environnement au cours du temps. Les phénotypes de ces individus sont l’expression de ces gènes dans leurs environnements biotiques et abiotiques.

Cette expression peut être modulée par des processus épigénétiques faisant intervenir l’environnement. La multiplication des individus, et donc de ces phénotypes, est quantifiable par les paramètres de survie, de reproduction, voire de dispersion, qui pilotent le taux de croissance des populations. Elle est affectée par des processus de compétition, de prédation ou de parasitisme mais des formes variées de coopération intraspécifique (par altruisme entre apparentés ou par réciprocité), ou interspécifique (par mutualisme ou symbiose), peuvent aussi émerger et se maintenir. Enfin, il apparait que, les phénotypes sont susceptibles d’être plastiques en réponse à l’environnement, celui-ci incluant non seulement les conditions physico-chimiques, les autres espèces, mais aussi les congénères et leurs interactions sociales et culturelles (Danchin & Wagner 2010 ; regard n°25).

Si ces processus sont largement étudiés chez les non-humains, l’application de ces concepts à l’Homme fait l’objet depuis très longtemps des plus vifs débats opposant, aux deux extrêmes, des approches basées strictement sur une vision gène-centrée, à des approches qui nient la nature biologique de l’Homme pour se focaliser sur ses dimensions culturelles et sociales. Une voie de compromis nous semble néanmoins possible. En effet, il peut paraitre nécessaire de s’interroger sur certaines spécificités de la branche humaine au sein de l’arbre buissonnant du vivant. Cette question centrale de la place de l’Homme vis-à-vis du reste de la biodiversité mérite bien évidemment un regard croisé avec les spécialistes des sciences humaines et sociales, mais osons faire un pas audacieux en la considérant, au moins dans un premier temps, selon le point de vue de l’écologie évolutive.

Nous constatons tout d’abord que l’Homme a amélioré la résilience des composantes de sa valeur sélective vis-à-vis des fluctuations environnementales grâce à l’évolution de ses capacités cognitives et à l’intensification de ses liens sociaux. En agissant sur son environnement, il a cherché à sécuriser, au moins à court terme, la disponibilité de ses ressources, à réduire les impacts de la prédation, de la compétition et du parasitisme suivant un processus de construction de niche que l’on retrouve chez de très nombreux autres organismes, sous des formes certes moins spectaculaires.

Cependant certains auteurs se sont interrogés sur le fait que les effets d’un organisme sur son environnement pouvaient modifier en retour les pressions de sélection de cet environnement pour lui-même et pour les autres organismes (voir Laland et al. 2000). Dans le cas de l’Homme, l’ampleur de sa maîtrise de l’environnement a pu avoir une autre série de conséquences majeures sur lui-même et sur son environnement. En mutualisant les risques, en améliorant sa santé, et sa résistance aux perturbations, il semble avoir acquis la possibilité de consacrer une partie croissante de son temps et de son énergie à utiliser ses fonctions sensorielles, initialement retenues par la sélection, pour des usages allant au-delà des besoins liés à sa valeur sélective. En d’autres termes, il est passé du maintien de sa survie et de sa reproduction par les processus de sélection naturelle et de sélection sexuelle, à un souci de bien être, du maintien du bien-être à un souci de confort, du maintien du confort à une quête de luxe et ce, dans une très large palette d’activités incluant la gestion de son habitat, de son alimentation, de sa sexualité, de sa santé, de sa mobilité, de ses ornements, de ses jeux…

Nous proposons le terme d’émancipation phénotypique  pour rassembler les comportements qui contribuent au bien-être des individus au-delà d’un gain significatif en valeur sélective. Précisons ici que la réalisation de la valeur sélective en termes de survie et de reproduction est une composante importante du bien être individuel, à laquelle s’ajoute, pour l’Homme, ce qui relève de cette émancipation phénotypique. Il est bien sûr possible que l’émergence de ce type de comportement dans des environnements riches et temporairement stables puisse exister aussi chez des non humains au moins de manière ponctuelle. Néanmoins, on peut émettre l’hypothèse qu’au sein des sociétés humaines, cette émancipation phénotypique a pu être amplifiée par la comparaison récurrente entre individus en termes de valeurs, de performances, de richesse. En effet, de la même manière que la sélection naturelle agit via des gains relatifs de valeur sélective entre individus, l’émancipation phénotypique peut s’appuyer sur une recherche de progression du bien être pour chaque individu et sur des gains relatifs de bien être entre individus, des processus sociaux renforçant ces comparaisons.

Cette hypothèse rend donc plus complexe l’opposition classique entre nature et culture, au moment de distinguer humain et non humain. En effet, chez l’Homme, la culture semble pouvoir véhiculer des informations et des valeurs favorisant la valeur sélective mais aussi, de manière parallèle et parfois antagoniste, des informations et des valeurs contribuant principalement au bien-être des individus par leur émancipation phénotypique. La culture ne serait donc pas en soi un élément émergent de cette émancipation même si elle peut en être parfois un vecteur (Heyer et al. 2005). Bien sûr l’ampleur de cette émancipation phénotypique reste à évaluer. Si elle est marginale, nos comportements restent largement soumis à sélection. Si elle est importante, ils influencent peu notre valeur sélective. Dans tous les cas, cette quête perpétuelle d’une croissance du bien-être humain et la « tension » entre ses composantes que sont la valeur sélective et l’émancipation phénotypique, peuvent fournir un éclairage utile à de nombreux enjeux de recherche historique, sociale, économique ou bioéthique.

Qu’en est-il des enjeux environnementaux ? Comment les dynamiques des socio-écosystèmes s’inscrivent elles dans ce schéma ? L’Homme a explosé démographiquement grâce à une période interglaciaire favorable d’une quinzaine de milliers d’années, qui lui a permis la sédentarisation, la maîtrise de pratiques agricoles et l’installation de sociétés pérennes (regard n°39a). Ceci correspond dans certaines zones géographiques à une période de sécurité, d’accès aux ressources, et de relatif confort donnant une opportunité d’émancipation du phénotype vis-à-vis des contraintes de la valeur sélective. Ces conditions favorables ont été démultipliées depuis 200 ans par l’exploitation des ressources énergétiques fossiles. Quelles sont les conséquences environnementales de ces logiques de croissance en termes de valeur sélective et d’émancipation phénotypique, donc de recherche de bien être ?

Comme le rappelaient R. Barbault et A. Teyssèdre (regard n°51), l’impact humain global sur l’environnement (I) est croissant et se compose à la fois d’une forte croissance démographique (P), qui annonce toutefois un ralentissement, de l’augmentation de la consommation per capita (A pour « Affluence ») et de l’utilisation de technologies impactant l’environnement (T, avec I=P x A x T selon Ehrlich 2009). Cet impact, qui correspond donc dans notre schéma aux effets combinés des augmentations de valeur sélective et de bien-être, via le produit P x A x T, est susceptible d’être fortement hétérogène suivant les sociétés considérées et leur niveau de richesse. Mais il prend des formes directes et indirectes via les grandes forces des changements globaux qui entrainent, au-delà des extinctions, des changements de trajectoires évolutives des autres entités de la biodiversité. Si les conséquences de ces impacts sur les trajectoires évolutives de ces entités ont fait l’objet de travaux, comme dans le cas des pêches ou de l’agriculture intensive, les conséquences du pilotage de la biodiversité envisagées à de grandes échelles pour l’exploitation des services écosystèmiques mériteraient aussi d’être questionnées.

Différentes approches des interactions humains/non-humains

La plupart des sociétés humaines sont actuellement, par leurs croissances démographiques et leurs besoins phénotypiques, en train de se rapprocher voire de dépasser localement les capacités limites de leurs environnements (regard n°51 ; Ehrlich & Ehrlich 2013; Nekola et al. 2013). Un des problèmes majeurs est non seulement que cette vitesse de convergence vers cette limite augmente mais que, dans le même temps, la dégradation de l’environnement, et principalement celle de la biodiversité, réduit fortement les capacités limites de ces milieux. Au-delà d’une lecture malthusienne du problème, envisageons ensemble différentes approches des relations humains/non-humains basées sur les propositions précédentes et considérons leurs trajectoires potentielles. Il s’agit ici d’ouvrir le débat et d’identifier des champs possibles d’investigation. De manière très simple, nous pouvons distinguer cinq approches, chacune envisageant une homogénéité de typologie de comportements, tout en sachant bien sûr que ces typologies peuvent être présentes conjointement au sein des sociétés, voire être mobilisées par un même individu selon les circonstances. Nous invitons le lecteur à interroger son propre regard et celui de nos sociétés sur les interactions entre Homme et biodiversité, à la lueur de ces réflexions.

1. Un monde darwinien

Approche darwinienne (cliché F. Sarrazin)

© F. Sarrazin

Dans une première approche, considérons une humanité incapable de réelle anticipation. Elle poursuit comme le reste de la biodiversité son chemin évolutif darwinien. La valeur sélective des populations humaines à laquelle s’ajoutent les effets de leur recherche de bien-être par émancipation phénotypique, imposent de fortes contraintes à l’environnement. Aucune régulation des usages n’est envisagée. Les services écosystémiques sont exploités tout azimut sans réflexion sur leur conservation. Aucune valeur intrinsèque n’est considérée pour le reste de la biodiversité, celle-ci étant soumise entièrement aux attentes humaines anthropocentrées. Inconscientes de ces processus, ces populations subissent en retour les effets négatifs de ces perturbations environnementales et de ces pertes de biodiversité. Ces effets peuvent être drastiques en terme de bien-être mais aussi de démographie voire, générer en retour des pressions de sélection évolutives.

2. Une maximisation sur le long terme de la valeur sélective des populations humaines

Une maximisation sur le long terme de la valeur sélective des populations humaines (cliché F. Sarazin)

© F. Sarrazin

Dans une deuxième approche, l’humanité vise consciemment la maximisation de sa valeur sélective. Des règles sociales strictes réduisant à l’extrême l’émancipation phénotypique, sont émises au profit d’objectifs centrés uniquement sur la valeur sélective humaine notamment via un objectif de croissance démographique. La valeur intrinsèque est dans ce cas attribuée aux seuls génotypes humains et à leur transmission via la valeur sélective. Dans ce scénario, la biodiversité non-humaine est donc perçue uniquement du point de vue des services écosystémiques directement liés à la valeur sélective humaine. Si la logique d’une telle approche semble similaire à celle de la précédente, elle questionne sur les unités de sélection véritablement opérantes. Les individus prennent des décisions qui vont au-delà de leur intérêt immédiat et probablement contre une large partie de leur bien-être phénotypique, pour projeter des gains ou pertes de valeur sélective à moyen ou long terme, en tout cas sur plusieurs générations. Ceci constitue un saut en termes de durabilité des populations humaines mais son coût pour les libertés individuelles est majeur. Seule une biodiversité jugée « utile » est a priori conservée.

3. Une maximisation du bien-être des phénotypes humains

Une maximisation du bien être des phénotypes humains (cliché F. Sarazin)

© F. Sarrazin

A l’opposé, envisageons une troisième approche attentive aux seuls besoins des phénotypes, donc des individus, humains. L’approche de la biodiversité est strictement anthropocentrée et ses usages ne sont régulés que pour satisfaire les besoins et envies immédiats des individus qui la consomment ou l’utilisent comme source de bien-être. Les services écosystémiques de production mais aussi les services culturels ou esthétiques sont de ce fait particulièrement exploités. La valeur intrinsèque est alors centrée sur chaque individu humain, ce qui s’exprime via une recherche maximisée du bien-être au détriment de toute contrainte liée à la valeur sélective. Ceci peut à terme diminuer la durabilité des sociétés humaines. Les effets sur la biodiversité sont forts et dépendent à terme du devenir des sociétés.

 

 

4. Un développement soutenable des populations humaines

Un développement soutenable des populations humaines (cliché F. Sarazin)

© F. Sarrazin

Selon une quatrième approche les individus et les sociétés font preuve d’anticipation et élaborent des stratégies pour maintenir un compromis entre la satisfaction des besoins de leurs phénotypes et de ceux de leur valeur sélective, entre le bien être immédiat et celui des générations futures. Ceci correspond à une logique de développement soutenable des populations humaines. Ces stratégies sociales impliquent une régulation forte mais respectueuse du bien-être humain. Une valeur intrinsèque est alors attribuée aux seuls humains comme dans l’approche précédente. La biodiversité non-humaine est aussi envisagée selon une approche anthropocentrée mais sa conservation intègre les valeurs de la biodiversité intervenant dans le bien-être humain et inclut des dimensions esthétiques et culturelles allant au-delà d’un simple maintien de la valeur sélective humaine.

5. Vers une approche « évocentrée » de la biodiversité

Les quatre approches précédentes sont strictement anthropocentrées. Cet horizon est-il indépassable ? Envisageons une cinquième approche qui englobe celle de développement soutenable précédente mais qui l’enrichit en cherchant à limiter les effets des composantes du bien être humain sur la valeur sélective des non-humains. Ainsi, tout en optimisant les capacités de résistance et de résilience des humains aux changements environnementaux et leur émancipation phénotypique, cette approche considère conjointement la préservation des trajectoires évolutives des non-humains. Comme précédemment, la valeur intrinsèque est attribuée à chaque individu humain en tant que phénotype émancipé. Cependant elle est également attribuée à la valeur sélective du non-humain, chaque individu restant d’abord un vecteur de gènes non « émancipé ». Cette valeur intrinsèque de la biodiversité non-humaine concerne donc plus le potentiel évolutif et les processus pilotant la valeur sélective que les individus, les communautés ou les écosystèmes eux même. Au-delà du biocentrisme et de l’écocentrisme, nous proposons donc ici une  éthique « évocentrée » même s’il s’agit de fait d’un « évo-écocentrisme » dans la mesure où les trajectoires évolutives ne se comprennent qu’au travers du filtre des processus écologiques.

Vers une approche « évocentrée » de la biodiversité (cliché F. Sarazin)

© F. Sarrazin

Une des conséquences majeures qui émerge de cette dernière approche évocentrée est qu’en attribuant à la biodiversité non-humaine une valeur intrinsèque, indépendante de tout usage ou utilitarisme immédiat ou futur, l’Homme quitte une trajectoire strictement anthropocentrée issue des pressions évolutives et possiblement amplifiée par l’émancipation phénotypique. En effet, en l’état actuel de nos connaissances, aucun organisme ne se soucie a priori de la conservation des autres espèces. Il n’existe pas d’altruisme interspécifique réellement désintéressé. Les organismes maximisent leur valeur sélective, parfois via la maîtrise d’une partie de leur environnement. Les cas de mutualisme ou de symbiose constituent des situations dont l’émergence est rendue possible par réciprocité. Cependant, l’effet limité de chaque espèce, population, individu ou génotype sur le reste la biodiversité résulte a priori d’une absence de puissance et non d’un choix de pondération. Cette approche évocentrée envisage donc que l’Homme puisse sortir « par le haut » des contraintes qu’il impose au reste de la biodiversité par la maximisation de sa valeur sélective d’un côté et de son émancipation phénotypique de l’autre.

 

Cette approche de la conservation ne constitue pas une réconciliation avec le vivant, terme qui donne l’impression d’une harmonie passée (mais voir Rosenzweig 2003, Delord 2005, regard n°14), mais bien une première trêve désintéressée et unilatérale dans l’histoire évolutive des interactions entre humains et non-humains. Alors que l’anthropocentrisme qui soutient l’instrumentalisation du non-humain par l’humain s’inscrit complètement dans la logique des processus évolutifs, « l’évocentrisme » qui implique un respect des trajectoires évolutives du non-humain au-delà de toute utilité pour l’humain sort donc de ce que certains pourraient appeler un cadre « naturel ». En d’autres termes, l’homme sort au moins partiellement de l’emprise de l’évolution et devient ici un peu plus  humain. Mais cette sortie est-elle facile ? Ceci explique très probablement les difficultés qu’ont de nombreux acteurs à conceptualiser la notion de valeur intrinsèque de la biodiversité et les obstacles rencontrés pour en faire un argument solide et pérenne des politiques de conservation. L’horizon de l’anthropocentrisme semble indépassable pour certains, y compris chez certains conservationnistes, comme le montre la polémique récente autour de la « nouvelle conservation » qui prône un recentrage radical de la conservation sur le développement humain (Kareiva & Marvier 2012, Cafaro & Primack 2014, Soulé 2014). Pourtant, comparativement aux quatre approches précédentes où la conservation doit en permanence donner des arguments pour répondre à la question classique « pourquoi conserver la biodiversité ? », cette approche évocentrée renverse le paradigme et demande par défaut de répondre à la question « pourquoi laisser détruire la biodiversité ? ».

On notera également que cette approche de la conservation et plus généralement des interactions entre sociétés humaines et biodiversité vise à corriger, neutraliser, contenir ou, en cas d’échec, à compenser les effets des activités humaines non pas sur les entités de biodiversité mais sur leur évolution. Elle n’est donc pas fixiste. Elle ne vise pas à figer la biodiversité ni à interdire toute extinction, y compris pour des espèces dites emblématiques si ces extinctions résultent de processus écologiques et évolutifs non anthropogéniques. Elle ne « sacralise » pas non plus uniquement des trajectoires évolutives qui n’auraient pas déjà été impactées par l’Homme. Ceci serait de toute façon probablement illusoire tant il devient difficile d’en identifier dans un contexte de changements globaux donc à large échelle. Elle permet simplement à ces trajectoires de retrouver une certaine spontanéité, au-delà des intérêts humains immédiats ou futurs. Elle nous permet de réduire notre empreinte évolutive.

Si on essaye d’atteindre cette neutralité humaine vis-à-vis du reste de la biodiversité et de son évolution sans perte importante de valeur sélective ou de bien-être phénotypique pour l’Homme, il devient nécessaire d’inventer des tactiques permettant de remplacer des logiques quantitatives par des logiques qualitatives, le but étant de passer du « toujours plus » au « toujours mieux ». A titre d’exemples, le remplacement des indices de croissance économique par des indices de bien être durable intégrant le devenir des écosystèmes est une voie possible. La réflexion sur une nécessaire transition démographique en est une autre… Opérer ce glissement dans un contexte démocratique est probablement très complexe mais constitue, d’après nous, la seule solution éthiquement acceptable et soutenable. On peut alors se demander ce que seraient les propriétés émergentes d’un tel système au-delà des rapports coûts/bénéfices pour l’Homme d’un côté et pour le reste de la biodiversité de l’autre. Une humanité capable de cette neutralité envers la biodiversité ne rendrait elle pas possible un respect plus grand des conditions nécessaires à chacun pour exprimer ses potentialités au sein même de cette humanité ? N’ouvrirait elle pas les voies d’une émancipation phénotypique équitable, partagée et réfléchie au sein des sociétés ?

Ce regard sur les relations entre humains et non-humains peut en apparence se rapprocher du « naturalisme » identifié comme propre aux visions occidentales qui séparent Homme et nature (Descola 2005) et, de fait, pilotent de nombreuses décisions de développement et de conservation. Cependant, il dépasse ce dualisme nature/culture en ouvrant la voie à un respect profond des processus évolutifs du reste du vivant qui distinguerait l’humain du non-humain. En cela, nos réflexions sur cette approche évocentrée de la conservation et des relations entre les sociétés humaines et la biodiversité doivent être comprises non pas comme un retour en arrière mais, bien au contraire, comme un regard très progressiste sur une humanité cessant de vouloir explicitement ou implicitement maîtriser l’évolution des non-humains et, par là même, s’en distinguant enfin. L’ultime question restant : sommes-nous capables de cette évolution?

Nous dédions ce regard à Robert Barbault qui sut nous transmettre sa passion de l’écologie dans toutes ses dimensions, intégratives et impliquées…


Glossaire

Biocentrisme : approche selon laquelle chaque être vivant constitue une fin en soi et présente une valeur intrinsèque.

CDB : Convention sur la Diversité Biologique.

Ecocentrisme : approche selon laquelle la conservation de la biodiversité devrait porter sur ls systèmes écologiques et leur fonctionnement indépendamment de leur utilité pour l’homme.

FRB : Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité.

HCB : Haut Conseil des Biotechnologies.

IPBES : International Platform for Biodiversity and Ecosystem Services.

Phénotype : résultat des interactions génotype/environnement. Issu de l’expression des gènes dans un environnement ou une succession d’environnements donnés, envisagé ici au sens large en incluant les traits morphologiques, physiologiques, comportementaux ainsi que les capacités cognitives ou culturelles associées à ces traits.

Résilience : capacité d’une entité biologique à retourner à un état initial après une perturbation. Suivant l’entité et l’échelle de temps considérée, l’adaptation peut être un mécanisme de la résilience.

TEEB : The Economics of Ecosystems and Biodiversity


Bibliographie

Barbault R. & A. Teyssèdre, 2013. Les humains face aux limites de la biosphère. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°51, 23 novembre 2014.

Cafaro, P., & R. Primack, 2014. Species extinction is a great moral wrong. Biological Conservation, 170, 1-2.

Callicot, J.B & R. Frodeman. 2009. Encyclopedia of environmental ethics and philosophy. Farmington Hills, MI : Macmillan Reference USA/Gale Cengage Learning.

Danchin, E. & R. H. Wagner. 2010. Inclusive heritability: combining genetic and non-genetic information to study animal behavior and culture. Oikos 119, 210-218.

Delord, J. 2005. La “sauvageté”: un principe de reconciliation entre l’homme et la biosphere. Natures Sciences Sociétés 13, 316-320.

Descola, P. 2005. Par-delà nature et culture. Gallimard. 623pp.

Ehrlich, P.E. 2009. Cultural evolution and the human predicament. Trends in Ecology and Evolution. 24, 409-412.

Ehrlich, P.E. & A.H Ehrlich. 2013. Can a collapse of global civilization be avoided ? Proceedings of the Royal Society B. 280, 20122845.

Kareiva, P., & Marvier, M. 2012. What is conservation science?. BioScience, 62, 962-969.

Maitre d’Hôtel E., & Pelegrin F. 2012. Les valeurs de la biodiversité : un état des lieux de la recherche française. Rapport FRB, série expertise et synthèse, 2012, 48 pp

Guiral C., 2013. Les valeurs de la biodiversité : un regard sur les approches et le positionnement des acteurs, rapport FRB, série expertise et synthèse, 53 pp

Milanovic, F. 2014. De la diversité des modes d’existence du vivant : une approche sociologique. rapport FRB, série expertise et synthèse, 106 pp

Heams, T., Huneman, P., Lecointre, G., & M. Silberstein 2009. Les Mondes Darwiniens. L’évolution de l’évolution. Syllepse. Paris. 1103 pp

Heyer, E., Sibert, A. & F. Austerlitz. 2005. Cultural transmission of fitness: genes take the fast lane Trends in Genetics, 21, 234-239.

Laland, K.N., Odling-Smee, J. & M.W. Feldman. 2000. Niche construction, biological evolution, and cultural change. Behavioral and brain sciences. 23, 131–175

Larrère, C. & R. Larrère. 2009. Du bon usage de la nature : pour une philosophie de l’environnement. Flammarion. 355 pp.

Maris, V. 2010. Philosophie de la biodiversité : Petite éthique pour une nature en péril. Buchet-Chastel.

Nekola, J. C., C. D. Allen, et al. 2013. « The Malthusian Darwinian dynamic and the trajectory of civilization. » Trends in Ecology & Evolution, 28 , 127-130.

Rosenzweig,.M.L. 2003. Win win ecology, Oxford, Oxford University press.

Soulé, M.E. 2013. The ‘‘New Conservation’’. Conservation Biol. 27, 897–899.

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Article édité par Sébastien Barot et Anne Teyssèdre

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Forum de discussion sur ce regard