La Société Française d’Ecologie et d’Evolution (SFE2) vous propose ce regard de Serge Morand, Directeur de Recherches au CIRAD, sur l’Objectif de Développement Durable de santé et bien-être humains (ODD 3).

Ce regard est une version légèrement modifiée et adaptée pour cette plateforme SFE2 d’un article du même auteur paru dans la revue d’Humanité et Biodiversité, H&B n°5 : Biodiversité et objectifs de développement durable.

MERCI DE PARTICIPER à ces regards et débats sur la biodiversité en postant vos commentaires et questions sur les forums de discussion qui suivent les articles; les auteurs vous répondront.

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L’Objectif de santé et bien-être pour 2030 (ODD 3) :
la biodiversité absente ?

par Serge Morand,
Directeur de Recherches CNRS – CIRAD ASTRE (Animal, santé, territoires, risques et écosystèmes), Montpellier. Faculty of Tropical Medicine, Mahidol University, Bangkok, Thailand

Article édité par Anne Teyssèdre

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Mots clés : Objectifs du Développement Durable (ODD), santé, Objectifs du Millénaire (OMD), Objectifs d’Aïchi.
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My message to you today is that the SDGs represent the change we need to restore people’s trust in the global economy. The SDGs represent an enormous opportunity to make our economy work for dignity for all, prosperity for all and a better planet for all… The SDGs spell out an ambitious vision of how people and planet can benefit from a vibrant global economy…  Trade, finance, technology and investment can be positive forces to end poverty…   It must involve everyone – Heads of State and Government; parliamentarians; leaders from business and civil society; young entrepreneurs and philanthropist… We must work together – across sectors and industries – in broader and deeper partnerships... [1]

Ban Ki Moon, 17 Juillet 2016 [2]

[1]     “Le message que je vous adresse aujourd’hui est que les Objectifs du Développement Durable (ODD) représentent le changement dont nous avons besoin pour rétablir la confiance des citoyens dans l’économie mondiale. Les ODD représentent une formidable opportunité de faire en sorte que notre économie œuvre pour la dignité pour tous, la prospérité pour tous et une planète meilleure pour tous … Les ODD énoncent une vision ambitieuse de la façon dont les populations et la planète peuvent tirer parti d’une économie mondiale dynamique …Le commerce, les finances, la technologie et les investissements peuvent être des forces positives pour mettre fin à la pauvreté … Il doit impliquer tout le monde – chefs d’État et de gouvernement; les parlementaires; des dirigeants d’entreprises et de la société civile; jeunes entrepreneurs et philanthrope … Nous devons travailler ensemble – à travers les secteurs et les industries – dans des partenariats plus larges et plus profonds … (Traduction de l’auteur.)

[2]       SDG est l’acronyme pour Sustainable Development Goals (Objectifs de Développement Durable). On peut lire le discours complet à : https://www.un.org/sg/en/content/sg/statement/2016-07-17/secretary-general%E2%80%99s-remarks-opening-unctad-14-prepared-delivery

Introduction

Fixés par les Nations Unies en 2000, les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) ont pris fin en 2015[3] pour faire place à un autre engagement international, celui des Objectifs de Développement Durable (ODD)[4]. Selon cet engagement, les dirigeants de la planète ont adopté une nouvelle vision pour l’avenir de l’humanité à l’horizon 2030, comportant un agenda de 17 objectifs de développement durable. Ces ODD proposent un plan d’action universel s’appliquant à tous les pays, qu’ils soient développés, en transition ou en développement, et intégrant les trois piliers du développement durable que sont l’environnement, le social et l’économique, auxquels s’ajoutent les droits humains, la paix, la sécurité et la gouvernance. Pour reprendre les termes du précédent Secrétaire général des Nations Unies cité en exergue, ce plan d’action universel représente un changement de paradigme pour la planète, la prospérité, la justice et les partenariats. Le secrétariat général de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a récemment évalué la contribution des OMD pour la santé et celle attendue pour les ODD[5].

Les 17 objectifs de développement durable pour 2030.

Ces derniers objectifs ont des ambitions plus larges que les OMD en accordant une attention aux besoins humains et écologiques. Alors que les OMD étaient exclusivement axés sur des objectifs et des cibles de santé publique définis, les ODD englobent des aspects sociaux, environnementaux et économiques. Les ODD, contrairement aux OMD, ne concentrent pas leurs efforts sur des progrès nationaux dans la réalisation des objectifs, mais sur des progrès égalitaires dans tous les segments de la population, en particulier parmi les plus vulnérables. L’accent est donc mis sur l’équité, exprimé par la devise des ODD « Personne ne sera laissé pour compte », ce qui implique de réduire les inégalités au sein et entre les pays, tout en réalisant des progrès globaux dans la réalisation des objectifs définis. À noter que la liste des indicateurs de suivi des ODD n’a été adoptée que très récemment en mars 2018[6].

Comment lire les ODD et plus particulièrement les objectifs de santé, qui sont au cœur de l’ODD 3, à l’aune d’une vision qui se veut globale et intégrant les dimensions sociales et environnementales ? Comment sont pris en compte les travaux scientifiques qui soulignent que la biodiversité, l’agrodiversité et la diversité culturelle sont des composantes essentielles de la santé et du bien-être, contribuant à la résilience des sociétés et des communautés humaines face aux défis des changements planétaires globaux[7] et de la santé globale ? Clairement, on ne peut se satisfaire d’une lecture non critique des ODD. Cette lecture doit explorer l’origine des ODD, et les liens avec la Convention sur la Diversité Biologique (CDB) dont les Objectifs d’Aichi. Comme le « diable est dans les détails », il convient d’explorer les éléments clés des objectifs que sont les indicateurs. Leurs choix relèvent à l’évidence de compromis divers avouables et non avouables.

[3]   www.un.org/fr/millenniumgoals/pdf/15-06927_French_MDG_Task_Force_2015_WEB.pdf

[4]   http://www.undp.org/content/undp/fr/home/sustainable-development-goals.html

[5]   WHO 2017. « Evaluation of the WHO Secretariat’s contribution to the health-related Millennium Development Goals » (Volume 1: Evaluation Report) http://www.who.int/about/evaluation/Thematic/en/

[6]   Global indicator framework adopted by the General Assembly (A/RES/71/313) and annual refinements contained in E/CN.3/2018/2 (Annex II) https://unstats.un.org/sdgs/indicators/indicators-list/

[7]  Voir ainsi les travaux et rapports de l’IPBES : https://www.ipbes.net/

L’origine des ODD

En 1983, la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement (CMED) a entrepris une étude d’envergure qui fait du développement durable un concept et une pratique. En 1987, les résultats ont été publiés sous le titre Notre Avenir Commun. Connu également comme le « Rapport Brundtland », développement durable y est défini comme « Le développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs »[8] (WCED, 1987: 43). Le « Sommet de la Terre » de 1992 a concrétisé le rapport Brundtland avec l’Agenda 21, la déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, la déclaration sur les forêts, la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, la convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification, et la Convention sur la Diversité Biologique.

En 1996, le premier accord multilatéral de réduction de la pauvreté dans le monde est signé lors du Sommet Mondial de l’Alimentation de Rome[9]. L’engagement est audacieux : « Nous proclamons notre volonté politique et notre engagement commun et national de parvenir à la sécurité alimentaire pour tous et de déployer un effort constant afin d’éradiquer la faim dans tous les pays et, dans l’immédiat, de réduire de moitié le nombre des personnes sous-alimentées d’ici à 2015 au plus tard ». Quatre ans plus tard, l’objectif est explicité en matière de pauvreté monétaire. Comme le souligne Jason Hickel[10], les OMD ont été subtilement modifiés par rapport à ceux exposés à Rome. Le nouvel engagement vise à : « D’ici à 2015 : réduire de moitié la proportion de la population dont le revenu est inférieur à un dollar par jour ». Statistiquement, évaluer en pourcentage et non plus en nombre absolu change les objectifs à atteindre. En 2000, il y avait 1673 millions de personnes dans la pauvreté. Réduire de moitié le nombre absolu de pauvres signifie de réduire le nombre de pauvres de 836 millions de personnes, réduire de moitié la proportion de pauvres dans la population mondiale signifie de réduire le nombre de pauvres de seulement 669 millions de personnes..

[8]       World Commission on Environment and Development (WCED) 1987, https://sustainabledevelopment.un.org/milestones/wced

[9]      http://www.fao.org/wfs/index_fr.htm

[10]       Hickel J. 2017. The Divide. A Brief Guide to Global Inequality and Its Solutions. London: Penguin Random House.

Les échecs à demi avoués

Les OMD ont été évalués positivement pour leurs réalisations en matière de réduction de la pauvreté, de disparité entre les sexes en matière d’éducation scolaire, de qualité, d’objectifs liés à la santé, d’accès à une eau potable de meilleure qualité.

Les OMD n’ont pas réussi dans des domaines de réduction de la population sous-alimentée, de réduction de la mortalité maternelle, d’accès universel au traitement du VIH, d’assainissement ou de durabilité environnementale. Ainsi, le quatrième objectif des OMD n’a pu atteindre son objectif de réduire les taux de mortalité des moins de 5 ans des deux tiers. Le déclin de la mortalité résulte principalement de la qualité des systèmes de santé publique (hygiène, médecine préventive, médecine curative, nutrition), qui est très sensible aux investissements dans les programmes et services de santé. Les niveaux et les tendances de la mortalité sont des indicateurs de suivi des progrès dans le secteur de la santé.

Peu de pays africains ont été en mesure d’atteindre le quatrième Objectif du Millénaire pour le Développement. Les rares pays qui semblent avoir atteint l’objectif sont ceux qui sont partis d’un niveau de référence anormalement élevé ou d’un critère étonnamment bas[11]. Si les incidences du VIH/Sida et du paludisme ont significativement diminué, le taux de mortalité maternelle dans les pays en développement reste 14 fois plus élevé que dans les pays développés. L’accès à une eau potable s’est également amélioré, mais seulement 16 % de la population rurale des pays les moins avancés est en mesure d’utiliser des sources d’eau potable améliorées.

Source : OMS, Unicef. Données 2015  © Observatoire des inégalités

 

[11]       Garenne M. 2015. « The Difficult Task of Evaluating MDG-4: Monitoring Trends in Child Survival in Africa. » Global Pediatric Health, 2, 2333794X15584622. http://doi.org/10.1177/2333794X15584622

Des prévisions peu encourageantes

Les projections des causes de mortalité à l’horizon 2050<[12] promettent une baisse significative du nombre des décès liés aux maladies infectieuses qui passeraient de 16 millions de décès par an en 2010 à 13 millions par an en 2050. Les projections prédisent une explosion des décès liés aux maladies non transmissibles qui passeraient de 31 millions en 2010 à 83 millions de décès par an en 2050. Ces travaux prospectifs nous enseignent que nous sommes loin d’observer l’extinction des maladies infectieuses. Mais le message le plus essentiel concerne les capacités des systèmes de santé publique à faire face à la fois aux impacts toujours importants des maladies transmissibles et à l’augmentation des maladies non transmissibles.

De nombreux experts s’interrogent sur la réalisation des ODD pour la santé. Sur la base des projections des tendances passées, le nombre médian des indicateurs des ODD santé qui pourront être atteints devrait être que de cinq indicateurs sur les 24 définies actuellement[13]. Plus 60 % des pays pourront atteindre les objectifs de diminution de mortalité des enfants moins de 5 ans, de mortalité néonatale, de taux de mortalité maternelle ou d’incidence du paludisme, mais moins de 5 % d’entre eux pourront atteindre les 11 indicateurs comme l’embonpoint chez les enfants, la tuberculose et la mortalité due aux accidents de la route.

La réalisation des ODD liés à la santé suppose donc des progrès nettement plus rapides que ceux réalisés par la plupart des pays dans le passé.

[12]       Dye C. 2014. « After 2015: Infectious diseases in a new era of health and development ». Philosophical Transactions of Royal Society, London B 369 : 20130426.

[13]       SDG Collaborators 2017. Measuring progress and projecting attainment on the basis of past trends of the health-related Sustainable Development Goals in 188 countries: an analysis from the Global Burden of Disease Study, Lancet 390: 1423–1459. 2016. http://dx.doi.org/10.1016/ S0140-6736(17)32336-X

Quelle place pour la biodiversité ?

Les indicateurs sont les vrais pilotes des objectifs. C’était vrai pour les OMD, cela l’est aussi pour les ODD. La première constatation est que les indicateurs retenus pour l’ODD 3 sont pour leur grande majorité des indicateurs de santé pour la plupart développés par l’OMS. Seuls trois indicateurs des Objectifs d’Aichi pour la biodiversité relèvent aussi de l’ODD 3 : l’Indicateur 3.9.1 du taux de mortalité attribué à la pollution des ménages et de l’air ambiant, l’indicateur 3.9.2 du taux de mortalité attribuable à l’eau insalubre, à l’assainissement insalubre et au manque d’hygiène, et l’indicateur 3.9.3 du taux de mortalité attribué aux intoxications non intentionnelles (cf. http://www.undp.org/content/undp/fr/home/sustainable-development-goals.html ). Les autres indicateurs des Objectifs d’Aichi concernent un peu les ODD 1 (Pauvreté), 2 (Faim et agriculture durable) et 6 (Accès à l’eau et son utilisation durable), mais surtout les ODD plus environnementaux que sont les ODD 8 (Croissance soutenable), 11 (Villes soutenables), 12 (Consommation soutenable), 14 (Conservation et utilisation soutenable des Océans), 15 (Protection et utilisation soutenable des écosystèmes terrestres).

Les pesticides et autres biocides dont on connaît les risques pour la santé humaine sont absents. Et pourtant, en 2017, Les Nations Unies publient un rapport sur l’utilisation des pesticides dans l’agriculture et leurs impacts sur les droits de l’homme. Le rapport rappelle d’abord que « les pesticides sont, d’après les estimations, à l’origine de 200 000 décès par intoxication aiguë chaque année au total, dont 99 % surviennent dans les pays en développement, où les réglementations dans le domaine de la santé, de la sécurité et de l’environnement sont plus souples et appliquées moins rigoureusement. Si les informations relatives à l’usage des pesticides au niveau mondial sont incomplètes, il est généralement admis que les doses d’utilisation ont considérablement augmenté au cours des dernières décennies ».

Monoculture intensive de blé, dans un vaste champ.
Quels impacts sur la biodiversité et les humains ?
(Cliché A. Teyssèdre)

Le rapport souligne également « les conséquences négatives des usages des pesticides sur la santé humaine, l’environnement et la société, qui sont sous-déclarées et surveillées à l’ombre d’un objectif unique et étroit de “sécurité alimentaire” », et recommande la nécessaire évaluation « des lois environnementales et des droits de la personne pour déterminer si les règles sont suffisantes pour protéger les travailleurs agricoles, les consommateurs et les groupes vulnérables, ainsi que les ressources naturelles nécessaires pour soutenir des systèmes alimentaires durables »[14]. Et pourtant, la FAO publie et met à jour une base de données sur les importations et exportations de pesticides par pays[15], ainsi que pour les intrants agricoles.

Un autre point à souligner concerne l’ODD 3b et ses ambitions de soutien à la recherche et au développement de vaccins et de médicaments pour les maladies qui affectent principalement les pays en développement, et de faciliter l’accès aux médicaments et vaccins essentiels à des prix abordables, conformément à la Déclaration de Doha[16] sur les droits de propriété intellectuelle relevant du commerce (Accord TRIPS). Mais, il n’est nullement fait mention du Protocole de Nagoya de la CDB qui implicitement inclut les pathogènes comme relevant de la biodiversité ouvrant aux mécanismes d’accès et partage des bénéfices partagés (Access and Benefit Sharing, ABS)[17]. L’article 8.b du Protocole de Nagoya exige que les États membres tiennent compte de la nécessité d’un accès rapide aux agents pathogènes dans les situations d’urgence et du partage rapide des avantages découlant de l’utilisation de ces ressources génétiques. Les pays en développement sont incités à revoir leurs lois sur l’ABS et la propriété intellectuelle pour s’assurer que les recours en licences obligatoires et en licences d’utilisation sont disponibles en vertu de la deuxième clause de l’article 8.b du Protocole. Dans les situations non urgentes, l’accès aux agents pathogènes devrait être subordonné au partage des avantages par le biais des législations nationales sur l’ABS, qui doivent indiquer clairement que le champ d’application du droit national comprend les ABS liés aux agents pathogènes. Ces points du Protocole de Nagoya ne sont pas mentionnés dans l’ODD 3 qui se réfère uniquement à la protection intellectuelle dans le cadre des échanges libéralisés.

En résumé, la biodiversité dans tous ses états et composantes est peu présente dans la santé et le bien-être, objectivés par les indicateurs de l’ODD 3, exceptée pour une partie de sa dimension en santé environnementale[18] (voir aussi l’encadré 2).

[14]       United Nations. 2017. Report of the Special Rapporteur on the right to food, Human Rights Council Thirty-fourth session, Promotion and protection of all human rights, civil, political, economic, social and cultural rights, including the right to development, A/HRC/34/48. http://daccess-ods.un.org/access.nsf/Get?Open&DS=A/HRC/34/48&Lang=F

[15]       FAO State, pesticides trade : http://www.fao.org/faostat/en/#data/RT

[16]       DOHA WTO Ministerial 2001: TRIPS WT/MIN(01)/DEC/2, 20 November 2001. https://www.wto.org/english/thewto_e/minist_e/min01_e/mindecl_trips_e.htm

[17]       United Nations Conference on Trade and Development (UNCTAD). 2014. The Convention on Biological Diversity and the Nagoya Protocol: Intellectual Property Implications. A Handbook on the Interface between Global Access and Benefit Sharing Rules and Intellectual Property. United Nations.

[18]       Il faut remarquer que le monde « institutionnel » de la santé ne semble que peu préoccupé par la biodiversité. Ainsi l’INSERM (Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale) n’est pas membre fondateur de la Fondation Recherche Biodiversité, et ne mentionne nulle part le mot « biodiversité » dans son plan stratégique 2016-2020. https://www.inserm.fr/connaitre-inserm/documents-strategiques

Des indicateurs sensibles

La gouvernance est apparue dans l’agenda international dans les années 1990, un discours largement alimenté par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International[19]. Comme nous l’expliquent le politiste de la gouvernance environnementale Norichika Kanie et ses collègues [20], ces deux institutions financières ont mis l’accent sur la dimension de la « bonne gouvernance » en mettant en exergue la corruption, la transparence, la responsabilité et l’état de droit, tout en accordant une attention moindre à la gouvernance « efficace » ou « équitable ». Ces organisations ont concentré leurs actions sur le « processus » de gouvernance et moins sur les « résultats » de la gouvernance à moyen et à long terme. Ces institutions financières internationales ont encouragé la transparence, la responsabilité et la participation de la société civile dans les pays. Des idéaux qu’elles n’ont pas vraiment traduits dans leurs pratiques[21].

La gouvernance ne doit pas être séparée des considérations d’équité. Le slogan de « personne laissée pour compte » incarne l’importance d’une gouvernance équitable dans le contexte global des ODD. De nombreux indicateurs permettent d’intégrer des questions de gouvernance équitable dans les objectifs de gouvernance comme l’indice de Gini qui cherche à représenter la répartition des revenus ou des richesses au sein d’un pays ou d’une communauté[22]. L’ODD 10 de réduction des inégalités entre et au sein des pays ne mentionne pas l’indice de Gini, ni aucun autre indice permettant d’estimer l’effet de l’inégalité économique sur l’inégalité d’espérance de vie et de bien être comme les études de l’épidémiologiste Michael Marmott l’ont amplement démontré[23]. L’inégalité économique est un moteur de l’inégalité d’espérance de vie et de bien-être. L’absence de prise en compte du lien causal entre inégalité économique et santé compromet la réalisation de l’ODD 3 Santé (voir l’encadré 1 ci-dessous).

[19]       Discours de James D. Wolfensohn, Président de la Banque Mondiale au G20, Ottawa, le 17 novembre 2001.« First, promote better policies and governance in developing countries. As uncertainty and the economic downturn reduce private sources of funds, it is more important than ever that developing countries accelerate reforms to improve their investment climates and to enable poor people to participate in the process of growth ».  https://www.imf.org/external/am/2001/o/imfcstat/ibrd.htm

[20]       Kanie N. et al. 2017. « Introduction: Global Governance through Goal Setting », dans Governing through goals: sustainable development goals as governance innovation, N. Kanie & F. Biermann (edts). Cambridge MA : Massachusetts Institute of Technology.

[21]       Woods N. 2000. « The Challenge of Good Governance for the IMF and the World Bank themselves ». World Development 28: 823–841.

[22]       L’indice de Gini met à l’échelle la distribution de la richesse avec une valeur zéro indiquant une égalité parfaite entre tous les citoyens et une valeur de 1 indiquant une inégalité maximale. Cet indice peut s’appliquer à divers domaines mesurant le capital financier comme le capital humain (l’éducation et la santé).

[23]       Marmot M. 2015. The Health Gap: The Challenge of an Unequal World. London : Bloomsbury.

 


Encadré 1 : Paradis fiscaux, surexploitation d’écosystèmes et pauvreté

Déforestation et pêches illégales bénéficient de l’existence des paradis fiscaux, comme le démontre l’étude très récente publiée par des chercheurs du Stockholm Resilience Centre, de l’Académie Royale des Sciences de Suède et de l’Université d’Amsterdam[24]. La divulgation des dossiers classifiés des cabinets d’avocats Appleby en 2017 (les « Paradise Papers ») et de Mossack Fonseca en 2016 (les « Panama Papers ») a permis à ces chercheurs de quantifier les conséquences environnementales des activités économiques liées aux paradis fiscaux. Ainsi, seulement 4 % des navires de pêche sont immatriculés dans un paradis fiscal, mais 70 % des navires impliqués dans des activités de pêche illégales sont ou ont été enregistrés sous la juridiction d’un paradis fiscal.

Pêche industrielle au Chili. (Cliché C. Ortiz Rojas, domaine public)

Entre octobre 2000 et août 2011, 68 % de tous les capitaux étrangers investis dans neuf entreprises des secteurs du soja et du bœuf en Amazonie brésilienne ont été transférés via un ou plusieurs paradis fiscaux connus. Ces paradis fiscaux sont localisés pour beaucoup dans des pays européens (Suisse, Irlande, Luxembourg, Jersey, île de Man, Monaco…) ou des possessions ultramarines européennes (Aruba pour la Hollande, Anguilla ou les îles Vierges pour l’Angleterre). Et les auteurs de conclure : « Nous mettons en évidence les principaux défis de recherche pour la communauté scientifique qui émergent de nos conclusions et présentons un ensemble d’actions proposées pour une politique qui placerait les paradis fiscaux sur l’agenda mondial de la durabilité »

Le nouveau rapport de l’initiative Land Matrix fait le point sur la situation de l’accaparement à grande échelle des terres agricoles[25]. Depuis l’année 2000, ce sont 49 millions d’hectares de terres agricoles qui sont passés dans les mains d’investisseurs étrangers avec plus de 1500 contrats conclus. À l’heure actuelle, près de 20 millions d’hectares sont en discussion. L’Afrique est concernée pour plus de la moitié de cet accaparement. Ces investisseurs possèdent environ 2 % des terres agricoles mondiales, soient environ les superficies cumulées du Royaume-Uni et de la Slovénie[26]. La Nouvelle Alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition encourage l’accaparement des terres au nom de la réduction de la faim, en partant du principe que les entreprises peuvent produire des aliments plus efficacement.

Tout comme les activités illégales (pêcheries, déforestation), ces activités légales d’accaparement des terres ont des conséquences directes sur la biodiversité terrestre (déforestation et simplification des agrosystèmes) et marine (pêcheries), mais aussi indirectes sur la santé et le bien-être des populations dépendantes de ces ressources vivantes. L’implémentation d’indicateurs mesurant ces pratiques et leurs effets sur le lien biodiversité-santé est une nécessité pour le succès des ODD santé et biodiversité.

[24]       Galaz V. et al. 2018 « Tax havens and global environmental degradation ». Nature Ecology & Evolution https://doi.org/10.1038/s41559-018-0497-3

[25]       https://landmatrix.org/en/

[26]       Voir aussi : Allan T. et al. 2013. Handbook of land and water grabs in Africa : foreign direct investment and food and water security. London : Routledge.


Encadré 2 : Lire les ODD pour la biodiversité et la santé

L’interprétation et la compréhension des ODD peuvent être grandement facilitées par les techniques quantitatives de fouilles de textes. Ces techniques permettent de cartographier la sémantique utilisée et d’aider à la construction d’une analyse qualitative sur des bases objectivées et quantifiées. La fouille de textes permet d’identifier les termes principaux contenus dans différents textes (ici dans les différents objectifs et sous-objectifs des ODD), de mesurer leurs occurrences et leurs associations, (ici au sein et entre les différents ODD). La fouille de textes fait appel aux analyses de réseau. Il s’agit de construire un réseau des 17 ODD (ce seront les nœuds du réseau) sur la base du partage de termes (qui deviendront les liens entre les nœuds du réseau). Une telle analyse permet de mettre en évidence le regroupement des ODD en trois ensembles associés par le partage d’une sémantique commune[27].

Le premier ensemble (en rose) comprend des objectifs de justice et de droits comme la justice sociale, la justice économique, l’égalité des genres, la santé, la paix. Il est à noter que l’ODD 17 consacré à la réalisation des ODD est intégré dans cet ensemble. Le deuxième ensemble (en bleu) associe des objectifs de développement relativement traditionnels qui mettent l’accent sur l’éducation, l’innovation, les infrastructures, l’énergie et l’économie. Enfin le troisième ensemble (en vert) est celui des objectifs associés à l’environnement : climat, ressources vivantes, biodiversité, agriculture soutenable, eau, consommation responsable, villes soutenables et lutte contre la sous-nutrition. On note l’intégration de l’objectif 3 Santé dans le groupe thématique/lexical ‘Justice-Droits’, lui-même lié au groupe ‘Développement’ au sein d’un ensemble ‘Développement-droits-justice’ bien distinct de celui des objectifs environnementaux. Donc une séparation nette, somme toute étonnante, des objectifs de santé et d’environnement.

[27]       Cette analyse a été conduite avec le programme libre R, le script es disponible à : https://github.com/SergeMorand/FutureHealthSEA/tree/master/Training%20Text%20Mining-%20application%20to%20the%20SDGs


Conclusion : en route vers l’échec ?

L’ODD 3 fait face à deux écueils fondamentaux. Le premier est celui du financement de la santé. La privatisation accrue de la santé publique fait courir un vrai risque aux sociétés des pays les plus avancés comme des moins avancés. L’appel aux fondations philanthropiques, comme la Fondation Bill et Melinda Gates dont le budget annuel est supérieur à celui de l’OMS, laisse à celles-ci de définir les stratégies de santé (et aussi d’agriculture) et donc à l’idéologie portée par des entrepreneurs philanthropes privilégiant les technologies (de communication ou les biotechnologies).

On peut nous faire remarquer qu’il n’y a rien de nouveau. Ainsi, la Fondation Rockefeller est issue d’une reconversion d’un milliardaire en philanthrope, et ses réalisations dans le domaine médical sont nombreuses. La différence est qu’en 1911, La Standard Oil Trust de John D. Rockefeller a été divisée par les tribunaux en trente-quatre sociétés (certes toutes extrêmement rentables) et si Rockefeller détenait des parts substantielles dans chacune d’entre elles, il avait perdu un rôle direct dans la gestion. C’est à ce moment qu’il a tourné son attention vers la philanthropie. Il a créé le Spelman College à Atlanta et l’Université de Chicago en tant que chef de file de la recherche médicale aux États-Unis[28].

Le deuxième écueil est l’absence de toute référence de l’importance du fonctionnement des écosystèmes pour la santé. C’est encore hors du cénacle des ODD que l’on peut trouver la meilleure réflexion actuelle en ce domaine avec le concept de « Santé Planétaire ».

Qu’est-ce que la santé planétaire ? En 2015, le rapport de la Commission Rockefeller Foundation-Lancet[29] la définit comme « le plus haut niveau possible de santé, de bien-être et d’équité dans le monde entier grâce à une attention judicieusement portée aux systèmes humains […] qui façonnent l’avenir de l’humanité et aux systèmes naturels de la Terre qui définissent les limites environnementales sûres dans lesquelles l’humanité peut s’épanouir. En termes simples, la santé planétaire est la santé de la civilisation humaine et l’état des systèmes naturels dont elle dépend ».

Déforestation en Amazonie (© Justine de Bodinat)

Déforestation en Amazonie (© Justine de Bodinat)

Le rapport souligne que les changements climatiques, la déforestation, le changement d’usage des terres et les pertes de biodiversité constituent une grave menace pour la santé humaine. Le rapport fait référence à un autre concept, celui de « limite planétaire »[30] (et voir le Regard n°51). Une limite planétaire est une frontière, un seuil critique observable à l’échelle locale, régionale ou globale (ainsi, le taux dioxyde de carbone atmosphérique). Son dépassement peut conduire à des points de bascule, voire à l’effondrement du système. Le concept de santé planétaire propose une vision systémique des effets du couplage environnement-sociétés (par les limites planétaires) sur la santé et le bien-être des humains. Vision que l’on aurait aimé retrouver dans les ODD.

1983, il y a plus de trois décennies, déjà… : « “Un Agenda Mondial pour le Changement” – c’est ce que la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement a été chargée de formuler. L’Assemblée Générale des Nations Unies a lancé un appel pressant : proposer des stratégies environnementales à long terme pour parvenir à un développement durable d’ici à l’an 2000 et au-delà ; recommander des manières dont l’environnement peut se traduire par une plus grande coopération entre pays en développement et entre pays à différents stades de développement économique et social et aboutir à la réalisation d’objectifs communs et complémentaires qui tiennent compte des relations entre les personnes et les ressources, environnement et développement ; examiner les moyens par lesquels la communauté internationale peut traiter plus efficacement les problèmes d’environnement ; et aider à définir les perceptions communes des problèmes environnementaux à long terme et les efforts appropriés pour résoudre avec succès les problèmes de protection et d’amélioration de l’environnement. Un programme d’action à long terme au cours des prochaines décennies et des objectifs ambitieux pour la communauté mondiale »[31]

[28]       Cullather N. 2010. The hungry world : America’s cold war battle against poverty in Asia. Cambridge MA : Harvard University Press

[29]       Whitmee S. et al. 2015. Safeguarding human health in the Anthropocene epoch: report of The Rockefeller Foundation–Lancet Commission on planetary health. Lancet, 386 : 1973–2028.

[30]       Rockström J. et al. 2009. « Planetary boundaries: exploring the safe operating space for humanity ». Ecology and Society 14: 32.

[31]       United Nations General Assembly A/42/427 4 Auqust 1983.

Regards connexes :

Barbault R., 2010.La biodiversité, concept écologique et affaire planétaire. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°1, septembre 2010.

Demeneix B., 2018. Perturbation endocrinienne et biodiversité. Regards et débats sur la biodiversité, SFE2, Regard n°77, janvier 2018.

Duru M. et O. Therond, 2019. Agriculture et santé unique. Regards et débats sur la biodiversité, SFE2, Regard RO8, avril 2019.

Duru M., 2018. Agriculture, biodiversité et santé. Regards et débats sur la biodiversité, SFE2, Regard RO6, septembre 2018.

Lami R. et A. Teyssèdre, 2019. Coopération par quorum sensing chez les bactéries. Regards et débats sur la biodiversité, SFE2, Regard R85, mars 2019.

Levrel H. et D. Couvet, 2018. Analyse de la transition vers l’agriculture biologique. Regards et débats sur la biodiversité, SFE2, Regard n°79, mai 2018.

Pauly D. et F. Le Manach, 2012. Expansion et impact de la pêche mondiale. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°31, avril 2012.

Roche B. et A. Teyssèdre, 2011. Biodiversité et maladies infectieuses. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°18,  mai 2011.

Teyssèdre A., 2010. Les services écosystémiques, notion clé pour comprendre et préserver le fonctionnement des (socio)écosystèmes. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard n°4, octobre 2010.

Ce regard est une version légèrement modifiée et adaptée pour cette plateforme SFE2 d’un article du même auteur paru dans la revue d’Humanité et Biodiversité, H&B n°5 : Biodiversité et objectifs de développement durable.

Edition, iconographie et mise en ligne sur cette plateforme : Anne Teyssèdre.

 

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