La Société Française d’Ecologie (SFE) vous propose le regard de Joanne Clavel et Loïc Fel, respectivement chercheuse en écologie et philosophe, sur la mutation actuelle des arts et de l’esthétique de la nature, sous l’influence de l’écologie.

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Les esthétiques de la nature
sous l’influence culturelle de l’écologie

Joanne Clavel(1) et Loïc Fel(2)

Regard R19, édité par Anne Teyssèdre

(Fichier PDF)

(1) : Post doctorante en écologie et communication; Directrice artistique de la compagnie Natural Movement  (http://www..natural-movement.fr/)

(2) : Docteur en philosophie, Responsable du développement durable de BETC Euro RSCG

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Mots clés : esthétique verte, art, écologie, communication, éthique, relation Homme – Nature.

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L’esthétique est une discipline philosophique qui étudie la perception sensorielle, les jugements et les émotions provoquées par l’expérience, aussi bien des objets provenant du monde de l’art ou de l’environnement quotidien que du monde naturel. Issue du mot grec aisthetikos signifiant le sensible, l’esthétique est un domaine universitaire vaste, non cantonné à la notion du « beau » ni à celle de l’art, elle s’alimente aussi des découvertes scientifiques et des questions d’actualité. Elle n’a donc pas échappé aux changements profonds en cours qui entourent l’émergence d’une conscience écologique. Après une exposition rapide des modèles actuels d’esthétiques de la nature, nous pourrons identifier les caractéristiques de l’influence de l’écologie dans le domaine culturel.

L’expérience esthétique de la nature

La Montagne Sainte Victoire, P. Cézanne

L’esthétique environnementale présente en premier lieu l’héritage de grands philosophes classiques comme Emmanuel Kant qui, dans sa « Critique de la faculté de juger » publiée en 1790, fonde l’esthétique philosophique moderne. Il développe sa réflexion sur le jugement de goût comme sentiment d’une satisfaction « désintéressée » et « universellement communicable ». Kant distingue le beau de l’agréable mais surtout, il attribue à la Nature seule le pouvoir du sentiment ultime : le sublime. Cette expérience de la nature est fondée sur une perception sensible visuelle, sur un formalisme strict s’attachant aux contours et aux couleurs de l’objet appréhendé. Malgré cette suprématie de la nature, à partir de Hegel, la philosophie va se détacher des problématiques de l’esthétique de la nature, et se consacrer au monde de l’art.

L’esthétique de la Nature voit son renouveau académique seulement 200 ans plus tard, au tournant du millénaire, en se développant principalement dans le monde anglo-saxon. Allen Carlson, philosophe de l’université d’Alberta au Canada, propose un modèle esthétique en opposant au formalisme kantien les données scientifiques de la nature. Considérant que ce qu’il y a d’universel est la réalité extérieure, il est donc pertinent de construire un modèle esthétique basé sur les sciences de la nature qui étudient cette réalité. Ainsi, les connaissances scientifiques de la nature permettent d’attribuer une base objective à l’expérience esthétique que nous en avons. Par exemple, lorsqu’on apprécie la vue du dégradé de couleur d’un versant de montagne, savoir que celui-ci est le résultat d’une longue évolution géologique autant que des besoins spécifiques de chaque plante permet aussi bien d’enrichir mon expérience esthétique que de la communiquer.

Ce modèle cognitiviste intègre donc les sciences naturelles – l’acquisition de connaissances sur les objets peuplant la nature et l’écologie – la science des processus écologiques faisant le lien entre les objets à des échelles spatio-temporelles variables. De la même façon que les données historiques de l’art – le contexte de création de l’œuvre, les outils et les techniques artistiques utilisés – permettent d’apprécier une œuvre pleinement, les données scientifiques participent à l’expérience esthétique de la nature.

D’autres modèles esthétiques récents de la nature focalisent l’attention sur la réception de l’individu et sa mémoire. Le culturalisme pointe avant tout que l’appréciation esthétique est relative à la culture dans laquelle elle s’inscrit. La perception de la nature s’ancre alors aussi dans une histoire culturelle et des attaches communes que l’on ne peut omettre lors de l’expérience esthétique. Ce que l’on désigne généralement sous le terme de « patrimoine » est un domaine culturel partagé par une communauté certes non universelle, mais ce sont des données d’expérience communicables.

From Earth, pays de Cézanne.
Herman de Vries

Enfin, une dernière strate s’ajoute dans le modèle du subjectivisme qui intègre l’histoire personnelle des individus dans l’expérience esthétique. Cette histoire propre à chaque individu qui façonne le jugement de goût intègre d’une part, les savoirs de la mémoire individuelle (les attaches, les émotions vécues), et d’autre part, les savoir-faire acquis des expériences passées (les « expertises sensorielles », comme par exemple le développement de l’ouïe et d’une oreille experte chez les musiciens ou les ornithologues).

Aujourd’hui, il ne s’agit plus tant d’opposer des modèles d’expériences esthétiques concurrents que de constater leur complémentarité et l’interaction de différentes strates du jugement esthétique que nous pouvons retrouver dans l’expérience individuelle. Afin d’illustrer ces différents modèles, nous pouvons confronter deux œuvres plastiques : la Montagne Sainte Victoire de Paul Cézanne et From Earth, pays de Cézanne de Herman de Vries. La première représente la Montagne Sainte Victoire non de loin d’Aix-en-Provence. La seconde présente de la terre collectée sur cette montagne et répartie sur la toile selon les différents endroits de prélèvements.

Dans l’oeuvre de H. de Vries, les formes, les couleurs et les textures peuvent être appréciées dans un modèle formaliste, mais cet échantillonnage permet également d’apprécier la Montagne pour ses propriétés géologiques : c’est la strate cognitive. Ensuite, l’artiste n’a pas choisi n’importe quel lieu et le titre même de l’œuvre renvoie directement à l’histoire de l’art. L’expérience esthétique s’ancre donc dans une tradition picturale et renvoie à un imaginaire artistique partagé par une vaste communauté internationale : c’est la strate culturelle. Enfin, on atteint la strate subjective de l’œuvre aussi bien au niveau de la création de l’œuvre d’art qu’au niveau de sa perception. En effet, l’auteur documente sa collecte des échantillons et chaque individu percevant l’œuvre a une histoire personnelle qui marque l’expérience esthétique vécue.

L’art écologique : une mutation culturelle

Il émerge aujourd’hui un mouvement d’art contemporain qui cherche à modifier et ancrer les codes et les manières de l’art dans une vision écologique. Des artistes, comme Céline Dodelin ou Thierry Boutonnier pour les arts plastiques, revisitent la construction de la relation de l’Homme à la Nature, et recherchent un nouveau vivre-ensemble éthiquement juste pour tous les êtres vivants. L’émergence de ce mouvement à la fin du XXème siècle est directement liée à la concentration des problèmes environnementaux contemporains (Bower 2007). Par leur éthique écologique, leur prise de position dans l’espace public et les liens étroits qu’ils entretiennent avec les scientifiques ou gestionnaires, ces artistes cherchent à éveiller les consciences, voire à modifier le milieu de vie des hommes de façon durable (Margolin 2005).

L’expérience d’une esthétique « verte »
L’expression « esthétique verte » est apparue dans les années 1990 dans des revues d’architectures anglophones. Elle désignait un mouvement naissant d’architectes tenant compte de l’environnement non pas pour des raisons visuelles sous l’angle du paysage mais concrètement, du point de vue des performances environnementales du bâtiment. Ce changement de focus du représenté vers le réel, de l’image vers le concret, peut également être identifié dans l’ensemble des disciplines esthétiques (Fel, 2008). Naitrait alors au sens fort une esthétique verte. Elle peut d’ailleurs être considérée comme directement issue de l’avancée des connaissances scientifiques dans le domaine de l’écologie.

Avec cette esthétique, la relation spatio-temporelle change et suit les lois de la nature. Le hasard et la spontanéité deviennent les règles de construction. Cette esthétique de la richesse et de l’immersion met en valeur la diversité et les processus biologiques. Par exemple, les artistes vont travailler sur des processus biologiques comme les cycles via le recyclage ou les déchets (Marc Dion), via la décomposition des éléments (Andy Goldsworthy), via notre rapport à la mort (Anna Halprin). L’un d’entre nous définit ainsi un changement d’esthétique en passant de la « vision apollinienne de la nature dont la clarté et l’organisation font modèles pour tous les domaines, à une nature dionysiaque et confuse mais plus vivante et diverse que jamais » (Fel, 2008, p. 322).

La disqualification de l’œuvre d’art
Ce changement culturel mène peu à peu à la désacralisation des œuvres d’art dans une conjoncture où ces dernières sont devenues une des valeurs refuges des marchés financiers.

Premièrement, les voies de production et de diffusion sont chamboulées et repensées selon des normes écologiques – empreinte carbone, effluents polluants, recyclage… Par exemple, la chorégraphe australienne Prue Lang engage depuis 2008 un processus de création dénommé Sustainable Dance Performance. où les mouvements des danseurs deviennent sources d’énergie pour les besoins en électricité de la pièce(1).

Deuxièmement, c’est la place de l’artiste qui change fondamentalement. Tout d’abord, il devient le médiateur d’une idée de nature et non le « créateur » d’un objet à diffuser. Il met en place des dispositifs d’expression de la Nature, expression qu’il pilote plutôt qu’il ne maitrise :

« Le pilotage, par définition, n’a jamais une efficacité absolue : il s’agit de « faire avec », pas de maîtriser. […] Il est une démarche attentive et empirique, si sensible au contexte de production qu’elle doit toujours être adaptée et n’est guère reproductible. » (Raphaël Larrère, 2002 p.164)

Theater sec, Céline Dodelin

Par ailleurs, l’autonomisation du champ social de l’art a déconnecté l’activité artistique de son implication sociale : « Auparavant emblèmes culturels ou cultuels, symboles des groupes et des pouvoirs, médiums de la transmission de la foi, les arts se sont échappés de ces fonctions pour devenir des collections d’objets, n’ayant de compte à rendre qu’à l’art. » (Hennion 2007, p.367).

Or, c’est précisément ce que les éco-artistes critiquent avec un art quotidien et participatif. Dès la première partie du XXème siècle, des esthéticiens comme John Dewey (1934) prônait une ouverture populaire de l’art, il s’opposait à la conception élitiste et bourgeoise de l’œuvre d’art sacralisée dans l’espace muséal.

Pour les éco-artistes c’est aussi cela penser l’écologie : poser la question de l’interaction de l’homme et de son environnement au niveau anthropologique avec la notion d’ « habitabilité » (Blanc et Lolive 2009) et au niveau des sciences de l’écologie avec la notion d’« adaptabilité » et de « réconciliation » (Clavel et Servais, soumis), comme l’illustre l’exemple de la renaturation des friches urbaines, devenues un mouvement qui rassemble artistes, écologistes et habitants dans le « guerilla gardening ».

Conclusion

L’art a un rôle d’éducation à la nature, comme le remarque N. Grimaldi : « Comme l’art est une pédagogie de la perception, c’est dans les musées qu’on apprend à jouir de la nature, et c’est dans l’histoire de la peinture que l’esthétique du paysage a sa généalogie » (Grimaldi, 1982, p.127). Aujourd’hui, ce regard pédagogique évolue et s’élargit à l’ensemble du sensible, perçu non seulement dans les musées mais également dans l’environnement quotidien : l’esthétique est une manière concrète d’intégrer les aspirations écologiques. Prenons l’exemple des autoroutes. Naguère, leurs bords devaient être verts et homogènes, un gazon tondu régulièrement tel un terrain de golf, représentant dans l’imaginaire collectif la notion positive de propre et entretenu. Aujourd’hui, les bords de route sont de plus en plus souvent laissés à la recolonisation des adventices des champs, laissant les fleurs exprimer leur couleur. Ces espaces représentent maintenant un refuge de biodiversité et de richesse, un semblant de nature spontanée apprécié pour les conducteurs et leurs passagers.

(1) : http://www.arpla.fr/odnm/?page_id=6038. Observatoire des nouveaux médias, ENSAD et Université de Paris8.

 

Bibliographie :

Blanc N. & Lolive 2009. Vers une esthétique environnementale : le tournant pragmatiste, Natures Sciences et Sociétés 17, 285-292.

Bower S. 2007. In J. Lolive & N. Blanc (dir.), Cosmopolitiques 15 : Esthétique et Espace Public, Paris, L’Apogée, p.17-29.

Carlson A. 2009. Nature and Landscape, an Introduction to Environmental Aesthetics, New-York, Columbia University Press.

Clavel J. & Servais Ch. L’Art écologique outil de médiation de la Biologie de la Conservation. Article en révision in Natures Sciences et Sociétés.

De Méredieu F. 2004. Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, Paris, Larousse.

Dewey J. 2010. L’art comme expérience, Paris, Gallimard (Première édition en 1915).

Elias, N. 1991. Mozart – Sociologie d’un génie, Seuil, Paris.

Fel L. 2008. L’esthétique Verte de la représentation à la présentation de la nature. Thèse de doctorat de philosophie, sous la direction de Pascal Acot, Paris 1 Sorbonne. Paru aux éditions Champ Vallon, Seyssel, 2009.

Grimaldi N. 1982. « l’Esthétique de la Belle Nature » in Mort du paysage ? Philosophie et esthétique du paysage, Paris, Champ Vallon.

Hennion A. 2007. La Passion musicale, Paris, Métaillé.
Kant E. 1985. Critique de la Faculté de Juger, Œuvres philosophiques, t. II, Paris, Gallimard (Première édition 1781).

Larrère R. 2002. «Agriculture : artificialisation ou manipulation de la nature ? » in Jean-François Collin (dir.), Cosmopolitiques 1 : La nature n’est plus ce qu’elle était, Paris L’Apogée, p. 158-174.

Margolin V. 2005. Beyond the green: toward a sustainable art, Smart Museum of Art, New-York, University of Chicago, Independent Curators International.

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Article édité par Anne Teyssèdre

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